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Critiques de livres


Gaston COMPÈRE
Lux mea (anthologie poétique et arbitraire 1952-2004)
Bruxelles
Maelström
2004
281 p.

Le temps et les poèmes

 

Deux de nos auteurs, et non parmi les moins productifs, Gaston Compère et Werner Lambersy, publient quasi simultané­ment des anthologies de leurs poèmes. L'anthologie, c'est selon, a un parfum de consécration ou un avant-goût de ci­metière, puisque la loi du genre sélec­tionne ses élus sur leur durée. C'est aussi une manière de (re) découvrir une œuvre, de retrouver des bribes de lec­tures anciennes, de croiser les grandes lignes d'une vie ou, puisque dans ces cas-ci la sélection a été faite par les au­teurs, de juger ce qu'ils nous présentent comme le meilleur d'eux-mêmes. Quoi que j'aie pu écrire, il n'est pas question d'enterrement ; voyons donc quelle vi­gueur proposent ces pages rafraîchies. Une note encore, néanmoins : ces an­thologies sont tirées de recueils généra­lement épuisés — difficiles donc à (re)lire ; elles courent ainsi le risque de biaiser l'œuvre ou de faire du lecteur l'otage d'une visite guidée.

Vibrer

Lux mea, de Gaston Compère, sous-titrée Anthologie poétique et arbitraire, s'étale sur cinquante années d'écriture, ce qui té­moigne d'une belle longévité, mais, sur­tout, laisse imaginer que, les époques ayant changé, le ton de l'auteur se modi­fie au fil du parcours pour rester en réso­nance avec son époque. C'est effective­ment le cas mais il faut préciser que cette anthologie ne respecte pas un ordre chro­nologique, elle est articulée sur des (extra­its de) recueils qui se font écho, prolon­gent ou réabordent un propos. Et si, par exemple, Boue suit Lieux de l'extase, ce n'est pas tout à fait innocemment...


Werner LAMBERSY
L'éternité est un battement de cils (anthologie personnelle)
Arles
Actes Sud
2004
184 p.

Le titre le laisse deviner, la préface le précise : Compère, au terme d'un com­bat sans hâte au sein d'un grand dé­sordre, avec les mots qui tantôt fuient, tantôt se mettent à la file, voudrait que le poème propose un « espace de lu­mière » dans lequel le lecteur se recon­naisse. Et, de fait, dès les premières pages, les plus anciennes, La nuit pourra monter de ma chair souterraine signale la part obscure du vivant qui, avec les té­nèbres environnantes, forme l'obsession première qui traverse toute une œuvre dans laquelle la lumière est attendue comme une rédemption : Pas de conso­lation pour l'inconsolé, / mais la lumière. Le premier recueil est souvent rimé, un peu raide. On entend dans le fond se constituer une voix originale, mais on dirait que la forme a été bridée, con­trainte pour entrer dans le moule clas­sique de l'époque. Le plus étonnant, c'est qu'à un autre moment, bien plus tard, Compère va utiliser une forme complètement éclatée qui n'apporte au­cune valeur ajoutée à son propos mais correspond à la mode des années 80. En revanche, on trouvera dans « Europe mon amour », une forme qui s'est per­due, celle par laquelle le poète et le ci­toyen, l'historien et le visionnaire par­lent d'une seule voix, dans laquelle le poème se superpose au plaidoyer et au manifeste pour que le continent sorte des anciennes guerres et devienne une communauté. Même si la grandilo­quence apparaît désuète, l'émotion est d'autant plus présente que nous vivons désormais dans un quotidien issu de la force de ce genre d'appel, du militan­tisme de cet espoir.

Au reste, Gaston Compère espère beau­coup, il est un cœur tourmenté qui tan­tôt tempête, tantôt gémit, tantôt invoque. Sa complainte croise régulière­ment les anges et la rose, le feu, les ma­rais et les astres. Il est d'essence roman­tique, s'échafaude de baroque, lourd d'un charroi de références sous-enten­dues, mais sait que le voyage est immo­bile et circulaire. Il use de l'emphase, exaltée ou extatique, avec du souffle, du coffre, de la profondeur, mais il ne veut rien tant que dormir. Il semble désœu­vré avec juste Au cœur de la parole per­due, la foi et voudrait simplement con­templer, mais Dieu épileptique dans les signes le pousse : l'écriture repart, cher­che encore mais repasse imperturbable­ment dans ses propres traces. En musi­cien, Compère cherche à faire vibrer son chant intérieur dans le silence du poème, mais au risque d'assourdir le lecteur. Il joue de sa facilité et d'un culte de la fécondité (qu'il dit d'ailleurs aussi bien dans la chair des femmes que dans le vert des polders), mais s'amuse seul de ses jeux de mots ou allitérations cacophoniques.

J'aime qu'on soit au point de désespoir / où l'essence et le sang sont d'un noir d'encre ne peut être qu'une pose, pas un souhait sincère. L'anthologie a ceci de cruel qu'en condensant l'œuvre, elle en fait éclater les coutures. Il faut lire Gas­ton Compère, mais à petites doses, c'est une grande voix qui n'a pas toujours trouvé sa forme exacte. On regrettera que, dans ce livre, les re­cueils commencent en page de gauche, au dos du titre, ce qui donne l'impres­sion d'avoir voulu bourrer le volume, et qu'il n'y ait ni table des matières ni — c'eût pourtant été une bonne occasion — bibliographie complète de l'auteur. Toutefois, le livre est accompagné d'un CD reprenant quelques-unes des œu­vres musicales de Compère, manière de découvrir le créateur par une autre fa­cette ; ce n'est pas le lieu d'en faire la critique ici mais j'ai eu du plaisir à l'écouter et à satisfaire ma curiosité en découvrant enfin des pièces dont je n'ignorais pas l'existence sans les avoir jamais entendues — un vrai bonus.

Danser

Autant l'un est prolixe, autant l'autre est profus. De Werner Lambersy, il est en effet difficile d'énumérer les recueils (et d'en compter les rééditions) sans avoir le tournis. Dans une telle masse de références, cette anthologie personnelle fait figure de Lambersy, version légère, ce qui n'a rien de péjoratif, au contraire, puisqu'au lieu de le traquer chez de multiples éditeurs, on retrouve l'auteur tout entier dans un format maniable. Très intelligemment, Werner Lambersy ne s'est pas contenté d'aligner ses textes anciens en ordre chronologique ; il a choisi de composer un recueil en gla­nant les textes dans son œuvre passée. Ainsi L'éternité est un battement de cils apparaît-il comme un livre neuf — un travail de poète, de créateur — plutôt que comme un regard rétrospectif ou un classement donné pour mémoire. La différence est de taille et tout autre la considération accordée au sentiment du lecteur...

Dès la première ligne, Lambersy avoue laisser faire le poème puis écrire ce qui s'en approche le plus. Tout ici tient dans la capacité à saisir ce qui passe et à lui donner forme, un attitude qui consiste, non pas à être le jouet des éléments comme on pourrait le croire de prime abord, mais à s'en faire un acteur dont l'art tient précisément à l'impression qu'il laisse de n'avoir touché à rien, de s'être glissé dans un flux sans avoir provoqué d'inutiles remous. De fait, on ne peut pourtant pas avoir écrit pendant près de quarante ans sans avoir traversé et vécu des épreuves — ne serait-ce que vieillir... Aussi voit-on Lambersy tantôt concis, tantôt délié, extraverti célébrant ce qui l'entoure ou replié sur une méditation, mais la forme de ses poèmes, parce qu'elle a été travaillée pour être simple et efficace, reste aussi précise dans les formules lapidaires que dans les amples prosodies ; seul le résultat com­pte, la manière d'y parvenir ne doit pas préoccuper le lecteur. Lambersy a par ailleurs pris le parti d'un ton affirmatif — non par dogme mais parce que cette manière est porteuse, féconde - et si le fond reste généralement grave, il invite promptement à se réjouir, s'émerveiller en sorte de ne pas s'illusionner sur le statut de vivant mais de célébrer le plai­sir pendant qu'il est temps. Il n'y a qu'une nuit. Elle dure depuis toujours ou la mort est tout au début / le poème aussi, mais De la poussière / je ne connais que les danseurs ou L'amour a la tète sur les épaules de l'autre.

Lambersy ne sonde pas ses états d'âme, il pense à partir du cosmos : c'est une grande manœuvre qu'on ne fait pas dans un coin puisqu'il s'agit de ne traiter la chair et la matière, le temps ou l'amour, la peine et l'extase que dans ce qu'ils ont d'universel. Ainsi le poète, prenant à bras-le-corps ce qu'il vit ou subit, rejoint le philosophe et illustre autant qu'il porte une déontologie de l'existence : L'art règle sa vision sur des profondeurs et des intensités de ténèbres ou le poème met le monde / au monde. Au passage, il faut signaler que, dans sa préface, Lambersy répond clairement à ceux qui pensent que le poème n'aurait plus de légitimité après (ou pendant) les barbaries. Tout / serait-il donc / danser ? Non pas, mais danser est possible, poser la ques­tion aussi. La condition humaine laisse le choix ouvert et la responsabilité de forger des réponses inachevables. Jamais on n'a conduit / le poème ni la vie // où ils ne voulaient / pas //sans qu'ils cessent / aussitôt d'être.

D'une anthologie à l'autre, deux mon­des, deux manières de dire, deux plon­gées en profondeur qui sondent nos eaux troubles et une fragilité essentielle. Car quelque chose au fond / de moi / la solitude / ou quelque chose comme ça / miaulait pour qu'on l'adopte (Lambersy).

Jack Keguenne