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Critiques de livres


Sophie BUYSE
L'Organiste
Court-Saint-Etienne
Editions Images d'Yvoires
coll. Maelstrôm
2002
219 p.

Le livre des sons

Dans L'Organiste, troisième roman de Sophie Buyse, tout est son et le son est tout. Cela commence par le nom des peuples dans ce monde divisé, que coupe en deux un fleuve, que séparent aussi les manières de penser et de vivre, d'en­tendre ou non la musique, le bruit et la fu­reur. Chez les Echocides de la rive droite, le silence est impossible : « Le trafic est intense, les bruits fusent de toutes parts, des publicités s'illuminent (...) et (...) interpellent d'une voix aguichante (...) Le passant est intégré à la marchandise, il ne peut plus se différencier de ce qui lui est présenté ». Chez les Murmu­rants de la rive gauche régnent la pauvreté et l'austérité morale. Les seuls chants admis­sibles sont ceux du culte et ceux des came­lots sur les marchés. Les autres sont inter­dits, comme à peu près tout, d'ailleurs, est interdit. Entre les deux communautés, « la division est de jour en jour plus marquée, (leur) retranchement (...) suscite une montée de l'intolérance et de la haine de part et d'autre ». Au milieu du fleuve est une île, et sur l'île un Temple que les Echocides ne fré­quentent plus, qui n'est plus consacré à rien, où le prêtre n'est plus le célébrant que de son amour pour la musique, où il s'adonne quasi continûment et sans vergogne au jeu de l'orgue. Car cela se poursuit avec les per­sonnages de cet étrange récit, qui tous n'existent que par les rapports, complexes, qu'ils entretiennent avec les sons. Ondine, petite fille, écoutait en secret son père jouer du piano. Bien plus tard, elle pratique le clavecin, pour elle-même et pour l'enfant qu'elle porte en son ventre, puis accom­pagne au piano les films muets au musée du cinéma de la cité échocide. Son amant Yughi était un Murmurant, activiste du rapprochement des peuples et de l'ouverture de sa communauté au monde extérieur. Avant d'être assassiné, il ne pouvait plus communi­quer avec Ondine que par le biais des émis­sions d'une radio clandestine. Ses messages étaient des poèmes d'amour, comme des chants que sa voix modulait. De sa brève re­lation avec Ondine naît Abel — et la fécon­dation d'Ondine, le rude et victorieux par­cours d'un spermatozoïde dans ses entrailles, est elle-même décrite comme le triomphe fa­buleux d'une note de musique : « Des mil­lions de notes de musique partent à l'assaut, têtes noires, rondes, casquées, aux corps qui s'ébrouent, impatientes sous les oscillations du flagelle. Meute fébrile de croches et de virgules qui se fouettent, se surpassent. » C'est Abel qui est suivi au long de sa destinée, lui qui raconte le plus souvent, qui apprivoise le drôle d'animal qu'est le clavecin, lui qui de­vient l'Organiste du Temple, le maître des musiques et des sons — lui qui pense que les musiques sont capables de tout, notam­ment de guérir les maux du corps et de l'âme ; et que les musiques peuvent naître de tout, des volcans aussi bien que des glaciers, voire des corps martyrisés pendant la guerre, ensuite patiemment débités et assemblés de manière à constituer un orgue tel que nul n'en vit ni n'en entendit jamais, dont les so­norités ne pourraient se révéler que sublimes et insupportables.

L'Organiste est un conte dont les résonances éthiques et politiques sont certes assez évi­dentes. Toutefois, si certains symboles pa­raissent transparents — comme l'opposi­tion de deux univers, de deux cultures qu'un rien suffit à rendre antagonistes —, l'auteure n'a pas pour autant voulu écrire un texte à clefs, lourd d'allusions et de mes­sages édifiants. Loin de fourguer une quel­conque leçon de morale, Sophie Buyse s'attache à Abel et à sa quête de lui-même. Là encore, tout fait sens qui eut forme sonore, et s'interroger par exemple sur le prénom d'Abel, c'est d'abord rêver à sa profération : « A l'origine, une gorgée d'air pénétra comme une gifle dans ma trachée et ce vent glacé fit aussitôt naître un cri, annonciateur de mon nom : Abel, orné des deux premières lettres de l'alphabet. Je suis un éternel recommence­ment. Ignorant la loi des séries, mon nom or­donne et désordonné les lettres ainsi, je reste perpétuellement inachevé, inaccompli ». L'en­semble est servi par une écriture qui est belle mais sans affectation, poétique sans mièvrerie — ce qui est suffisamment rare pour être souligné.

Laurent Robert