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Critiques de livres


Regina LOUF
Silence on tue des enfants !
Editions Mois
réédition 2002
401 p.

La femme et le serpent

On aimerait parler du livre de Regina Louf comme d'un roman. Un roman étrange. Raffiné du point de vue du récit. Naïf du point de vue de la langue. A moins que cette langue justement ne soit le meilleur moyen de rendre vrai­semblable le personnage d'une narratrice victime d'une invraisemblable violence. Il n'y aurait pas de difficultés à trouver à ce roman des influences, peut-être des mo­dèles, en tout cas des précédents. Et un style. Celui de Neel Doff par exem­ple, qui n'était pas, comme le notait Henry Poulaille aux temps des manifestes de la lit­térature prolétarienne, « l'un des plus grands écrivains du monde », mais fut bien davan­tage que le témoin amer de la misère, de la faim, de la prostitution et de la mendicité qu'elle avait connues à Amsterdam, puis à Bruxelles. On retrouve chez elle la figure de ces parents dont la jeune fille attend du secours quand ce sont eux qui la poussent à la prostitution. On retrouve la demande d'amour qui pousse l'enfant à se blottir contre la poitrine chaude de l'homme qui vient d'abuser d'elle : « Pour la première fois, je me sentis protégée ». Et la décou­verte de l'amour des jeunes gens de son âge longtemps après celle du sexe auprès d'hommes plus âgés. Et la même aspiration pour la beauté des paysages, l'innocence des enfants et des animaux, l'enchantement d'un livre ou d'une musique, vécus comme autant d'eldorados, d'échappées, de pro­messes d'un autre monde que celui de la peur, de la douleur et de l'humiliation. Mais la cruauté chez Neel Doff dépasse ra­rement le jeu du mépris des bourgeois en­vers les pauvres. Le client qui s'amuse à re­fuser de payer la fille qu'il sait misérable, le créancier qui abuse, le patron de lupanar qui exige d'une Mina qui a perdu son en­fant le matin qu'elle aille aux marins gagner les trois florins nécessaires à l'enterrement. Le naturalisme connaît le cynisme, pas la perversité. La cupidité, pas le sadisme. Louf prolonge Doff mais elle écrit ce que Doff aurait écrit si elle avait lu Sade. Singu­lièrement la Justine de Sade. Justine à qui Sade avait d'abord prêté un destin fort sem­blable à celui de la Keetje de Neel Doff : « Elle se livre étant enfant pour secourir sa mère dans l'infortune ». Avant d'imaginer ce couple de sœurs orphelines dont Sollers a bien deviné qu'elles étaient les deux faces d'un même Janus féminin, Justine la ver­tueuse, qui ne cessera d'être traitée en cri­minelle, et Juliette, débauchée et meur­trière, à qui tout réussira. Infortune de la vertu, prospérités du vice : le thème est déjà défini d'une société qui protège les vices des puissants et préfère ignorer la plainte de leurs victimes. Croire ou lire ?

Mais le Justine de Sade est un roman. Et si Neel Doff nous donne sa biographie sous la forme d'une fiction, Regina Louf prétend nous livrer un témoignage véritable. Ce té­moignage est-il une affabulation ? Devons-nous penser que l'invraisemblable est vrai ? Nous avons beaucoup de raisons de ne pas y croire. A commencer par le raffinement même de cette narration si bien menée, si construite, si romanesque. Mais aussi, c'est l'évidence, parce que personne ne peut sou­haiter que ce livre dise la vérité. Une para­bole sur la présence du mal dans le monde moderne, oui. Un manifeste contre la vio­lence entre hommes et femmes, sans doute. Un plaidoyer pour l'amour, évidemment. Mais des enfants assassinés par dizaines dont les parents n'auraient jamais parlé.

Des dizaines de jeunes filles violées et tortu­rées et qui ne s'en seraient jamais plaintes. Des dizaines de magistrats, de journalistes, d'hommes politiques, d'entrepreneurs dont aucun un jour, sous l'effet de l'alcool ou du remords, n'aurait fait la moindre confi­dence. C'est difficile à croire. La plupart des journaux n'ont pas voulu y croire. Mais dans la rubrique faits divers on pouvait lire à la même époque que la police venait d'arrêter une femme dont le mari avait trouvé au congélateur les cadavres de trois bébés. Ce n'était pas très vraisem­blable. Et pourtant vrai. La magistrature et la police aussi ont dénié toute vérité au témoignage de X. Hélas au prix de si nombreux conflits internes, de mensonges si grossiers et d'hypothèses elles aussi si invraisemblables qu'au bout du compte personne n'a le sentiment d'avoir approché la vérité.

Il ne faut donc pas lire Silence on tue des en­fants pour connaître une vérité que seule la reprise de l'enquête pourrait établir. Il faut le lire comme un roman. Un roman où s'entend une voix authentique. Un roman noir écrit par une femme debout. Un roman qui raconte la lutte éternelle de l'homme et du serpent. Un roman qui par­ticipe de la littérature comme science du mal. Bref, un vrai livre.

Michel Gheude