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Chanter le temps des cerises
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants N°162

Effervescence, bouillonnement, foisonnement, turbulence, flamboiement… Aucun terme n’est assez fort sous la plume des auteurs de l’ouvrage collectif Le tournant des années 1970 pour caractériser dix années d’histoire en pays de Liège. Un temps des cerises qui ne fut pas sanglant comme celui qui le précédait de cent ans, si ce n’est par le seul éclat de ses couleurs, réelles ou symboliques, qui peut-être laisse aujourd’hui au cœur de certains comme une plaie ouverte. L’ouvrage dont il est question, dirigé par Nancy Delhalle et Jacques Dubois, accompagnés de Jean-Marie Klinkenberg, appartenant tous trois à l’Université de Liège, s’est donné pour objectif d’interroger la mémoire d’une époque emblématique pour une bonne partie de la planète, mais aussi particulièrement inventive dans la vie culturelle locale. Il s’agit d’analyser les connivences qui ont fondé une telle cohérence et rassemblé tant de forces en un seul mouvement, sans négliger la constatation des réussites qui ont persisté ou les effilochages, les pertes qu’il faut bien tenter d’expliquer, au-delà de la nostalgie inévitable. Acteurs, témoins, héritiers peut-être de ce moment superlatif, des chercheurs en tout cas y prennent la parole pour évoquer la créativité d’un temps et d’un lieu où, dans la mouvance des grandes grèves de 1960 et de Mai 68, se sont croisés des mouvements sociaux, artistiques et intellectuels. Certes les faits rappelés ne trouvent pas tous leur origine à Liège. Mais, venant d’ailleurs et parfois de très loin, les influences extérieures ont pris une autre couleur dans un bain spécifique que toutes les enquêtes ont permis de définir. Des personnalités, des groupes ont émergé, d’autres se sont rajeunis, renouvelés, les uns et les autres se rejoignant dans une sorte d’unanimité critique et productive, dont la leçon, ou plutôt le modèle est proprement politique.
D’un côté les difficultés économiques d’une région qui amorçait son déclin suscitaient des luttes ouvrières d’un genre nouveau, créatives dans leur affrontement pied à pied avec le patronat, les fusions, les fermetures, le chômage ou les licenciements, et qui inspiraient des occupations d’usines pleines d’imagination et même festives. De l’autre, une médiation culturelle intense leur faisait écho en improvisant des stratégies inédites, en utilisant de nouveaux moyens d’expression comme la vidéo ou en détournant des outils plus traditionnels comme la radio ou la télévision, soit dans un circuit artisanal et spontané, comme Canal Emploi, soit par la communautarisation, avant l’heure et de manière imprévue et féconde, d’une antenne institutionnalisée locale. « Quand la RTB-Liège existait fort », ose affirmer l’un des articles. Tandis que l’université se transportait hors les murs et se dotait en urgence d’un foyer culturel qui allait rayonner, un mouvement lycéen allait donner naissance à un ressourcement politique qui ferait date pour une partie de la jeunesse.
L’ouvrage, richement illustré, comporte des contributions de tendances ou de sensibilités diverses, comme il en fallait pour évoquer des domaines aussi différents que de nombreux savoirs nouveaux dans le champ des sciences humaines notamment ou le décloisonnement bénéfique entre les disciplines ; pour aborder la littérature, la musique, le théâtre, le cinéma, les médias, le croisement avec le social et le politique, la lutte féministe et ses conquêtes. Et aussi pour évoquer des ensembles originaux comme ce fabuleux Groupe µ, Vidéographies, le Cirque divers, Yellow Now, les éditions Marabout, ou des personnalités comme le pataphysicien André Blavier, le compositeur Henri Pousseur, le poète Jacques Izoard, les plasticiens Charlier et Lizène, les cinéastes Andrien et les frères Dardenne, et tant d’autres qu’il est impossible de citer ici. Chacun va trouver son bonheur dans ce volume. Qu’il soit d’ailleurs et curieux de découvrir. Qu’il soit liégeois et avide de reconnaître. Qu’il apprécie les recensions complètes, les coups de cœur, les textes d’humeur ou les analyses de fond.