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Critiques de livres

Frank ANDRIAT
Pont désert
Paris
Desclée de Brouwer
coll. Littérature ouverte
2010
141 p.
13 €

Quand le désert fleurit
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants N°161

Le pont des Arts, par un matin de mai, surplombant la Seine miroitante de lumière. Un homme, sur un banc, le soleil dans les yeux, le désert dans l’âme.
Ainsi commence le roman (ou plutôt la longue nouvelle) de Frank Andriat, en forme de monologue intérieur : Pont désert.
Julien, quarante ans, a échoué là, à bout d’espoir et de courage. Au fond du puits de solitude, de vacuité où il s’enfonce, il se découvre tout à coup mystérieusement accompagné, habité. Sauvé.
La minute d’avant, il dévidait les souvenirs obsédants de son enfance sans joie. L’absence du père, courant les routes, les bonnes affaires, les bonnes fortunes. Les larmes sans fin de la mère, envahissantes jusqu’à l’étouffement.
À vingt ans, il s’échappe de ce coin de Lorraine, de cette prison de tristesse, et débarque à Paris, où son père courant d’air lui a cent fois répété que bat le cœur du monde, avec la promesse de tous les émois. Une fuite. Un défi : se prouver qu’on existe, et enfin croire en soi.
« Pour tout bagage, on a vingt ans », chantait Léo Ferré. Vingt ans, un carnet d’épargne en poche, une faim exaltante de revanche, de liberté, de réussite, mais aussi, il ne le sait pas, « une valise de chagrin » qu’on trimbale avec soi et qui bouche l’horizon.
Le modeste magot s’épuise vite, les petits emplois glanés ici et là permettent tout juste à Julien de survivre, vaille que vaille. Ombre à la dérive dans l’indifférence de la grande ville, jusqu’à ce point de déshérence, d’intime faillite de tous ses rêves, qui le cloue sur un banc, en face de l’île de la Cité, où il n’attend plus rien car il n’est plus personne.
Alors survient l’apparition, la rencontre bouleversante, l’instant de grâce. La révélation d’une plénitude inconnue, d’une communion avec le vivant. La naissance à soi-même.
Le soliloque de Julien nous touche d’abord par sa vulnérabilité ; cri silencieux d’un être perdu, désarmé : « vide de tout, sans personne. Même pas moi à l’intérieur de moi ».
Mais il s’étire, s’enlise dans les redites, dévoile petit à petit une révélation qui n’en est plus une : l’importance d’accueillir les autres, de partager avec eux sa présence sur la terre. De participer au monde.
« Il m’a fallu tellement d’années pour comprendre soudain que la vie est une source qui ne se tarit pas, même sous un amas d’oubli. Elle sourd au fond de chacun, elle sourd même au fond de ceux qui ne veulent pas entendre son frémissement d’eau fraîche. Et, un jour, elle jaillit. »
Heureusement, il nous faut le plus souvent moins de temps qu’à Julien (vingt années de jeunesse triste en province, vingt années de vie fantôme à Paris) pour sentir qu’à ne pas se donner on se perd ; qu’à ne rien risquer on s’enferme. Pour savoir que l’amour, la fraternité nous ouvrent la beauté du monde.
Avec – ou sans – instant de grâce.