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Critiques de livres

Yvon TOUSSAINT
L’assassinat d’Yvon Toussaint
Paris
Fayard
2010
372 p.
19,90 €

Possession
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants N°161

Neuf ans après les faits, Yvon Toussaint – journaliste belge à la retraite et ancien directeur-rédacteur en chef du quotidien Le Soir – apprend qu’un médecin-sénateur haïtien qui s’appelait lui aussi Yvon Toussaint a été assassiné en 1999. Troublante coïncidence qui l’invite à s’informer plus amplement jusqu’à ranimer en lui le grand reporter en jachère, soudain déterminé à reconstituer la vie et la mort de son homonyme. S’il nourrit ainsi le projet « professionnel » d’un ouvrage biographique, il n’en développe pas moins le sentiment vague, mais obsédant, du lien mystérieux que cette homonymie établit entre lui et la victime. En tout cas, c’est décidé, il fera le voyage de Port-au-Prince pour approfondir le sujet. Les informations recueillies au départ font état de l’exécution à bout portant du sénateur alors qu’au petit matin, il quittait le domicile d’une jeune femme de ses (nombreuses) amies avec laquelle il avait passé la nuit. L’enquête sur la mort de cet homme politique réputé intègre et modéré, mais très déterminé à améliorer les conditions sociales et sanitaires désastreuses de son pays, s’est enlisée dans la prétendue incapacité d’établir les responsabilités, pour tomber dans un oubli général et bienvenu. Le voyage de l’auteur passera d’abord par New-York où vivent la mère et une sœur de l’assassiné, et par la Floride où résident sa veuve et sa fille légitime. Ainsi se profile peu à peu le portrait d’un homme que son penchant pour les femmes n’a pas empêché d’être un mari et un père aimant qui poursuit inlassablement sa mission généreuse dans un contexte périlleux. Ensuite le séjour en Haïti nourrira l’ouvrage que l’on peut qualifier de reportage romanesque comme y invite un « mode d’emploi » préalable précisant que « ce livre est traversé de personnages existants, désignés par leur leurs noms authentiques, comme de héros fictifs, inspirés ou non par des modèles réels » et que parfois « l’auteur s’est pris à espérer que ses lecteurs allaient confondre les uns et les autres : dénier le réel et authentifier la fiction ». Dans le corps du récit, Yvon Toussaint II formule en quelques mots ce qui ressemble au credo du romancier, établit sa légitimité et relève à la fois du plaisir et de la nécessité : « la fiction est souvent plus stimulante. Elle ne souffre d’aucune contrainte, ce qui lui permet parfois d’atteindre le cœur des choses ». D’autre part, en ce qui concerne ses motivations, l’auteur prévient les soupçons du lecteur par l’aveu roués de ses doutes. Écrit-il ce livre parce que l’âge et la perte des « embranchements avant la ligne d’arrivée » l’invitent à utiliser un personnage réel et à se dissimuler dans un récit en partie fictif, pour parler de lui? D’ailleurs, il ne sucre pas – à moins qu’il l’invente à dessein comme un exorcisme – le propos tenu par une prêtresse vaudou : « il fallait aussi que vous, journaliste en bout de course, soyez obsédé par l’envie de reparler non pas de lui, mais de vous ». Cela dit, sans tenter de faire le départ entre réalité et fiction, il reste que ce roman constitue après les livres de Seabrook (L’île magique, évoqué au passage) ou de Trillard (Le maître et la mort) un document saisissant sur ce pays à la fois hanté et abandonné par les dieux. Livré aussi à une misère majuscule, « alimentée » par la corruption et la cupidité des pouvoirs successifs. Comme le démontre l’enquête de l’auteur confronté à une panoplie prudente et/ou inquiétante d’interlocuteurs enclins à séduire, tromper, éluder, menacer ou décourager dans un contexte où une police vénale est omniprésente et où le crime – tant politique que crapuleux – est monnaie courante. Et, chemin faisant, l’imagination romanesque et l’acuité du regard journalistique s’accordent à tracer des portraits hautement pittoresques. Comme ceux de la drag queen transexuelle ou de la mambo (grande initiée du vaudou) et de bien d’autres partenaires de rencontre. Avec en basse continue, outre la misère, le crime et la corruption, cette prégnance du vaudou – religion à laquelle Toussaint I était attaché – fertile en « délires de nature à ensorceler les épisodes les plus triviaux ». Délires et envoûtements côtoyés de près par l’auteur qui, sans renoncer à son rationalisme, n’en sort pas tout à fait indemne, comme il reste obsédé par le lien gémellaire, sorte de possession mutuelle, avec son homonyme dont il aura au moins précisé le portrait. Comme celui de cette île calamiteuse et magique dont il est chassé avec tous les égards et qu’il quitte comme on émerge difficilement d’un rêve halluciné.