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Critiques de livres

Serge DELAIVE

Paul Gauguin : étrange attraction
Bordeaux
L’Escampette
Coll. Variations
2011
92 p.
13 €

Art farouche
Paris
La Différence
Coll. Clepsydre
2011
94 p.

Éloge des voyages éclatés 
par Laurent Moosen
Le Carnet et les Instants N°166

Auréolé en 2009 du prix Rossel pour son livre Argentine, Serge Delaive nous revient avec deux nouveaux ouvrages en ce début d’année.
Paul Gaugin : étrange attraction est un livre inclassable comme la toile dont la fascination a inspiré son auteur, l’énigmatique D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, œuvre aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Boston dont la réalisation elle-même nous demeure mystérieuse plus d’un siècle plus tard. Comme son triple questionnement y invite, c’est bel et bien d’un propos à haute teneur métaphysique dont il sera question mais qui évitera soigneusement les facilités inutilement bavardes dont certains philosophes de profession sont friands. À ce titre, les nombreuses précautions que prend Serge Delaive au début de l’ouvrage vis-à-vis des historiens de l’art et des théoriciens de tout poil pourront paraître excessives eu égard à la tonalité d’une écriture qui utilisera ses propres ressources poétiques pour s’ajuster parfaitement à la nature de ce qu’elle interroge. Passée cette ouverture un peu laborieuse, le découpage de l’ouvrage décline le rayonnement de cette peinture dans un mouvement qui va du plus général au plus intime. Le lecteur auquel Serge Delaive n’hésite pas à s’adresser directement pour lui faire comprendre que ces questions lui sont également échues, que personne n’y échappe, abordera les titres des chapitres comme autant de chemins qui invitent aussi bien à redécouvrir le contexte culturel dans lequel Gauguin a produit cette œuvre singulière que le parcours personnel qui présida à sa propre réception de celle-ci. D’abord Gauguin que Serge Delaive qualifie avec justesse de « sédentaire nomade » pour son goût des voyages immobiles seulement bornés par les mouvements imprévus de sa pensée ; Gauguin perdu entre les femmes avec un père tôt disparu et qui, échappé aux Marquises, cherche à s’attacher les faveurs de jeunes filles à peine pubères, s’évertuant à trouver un passage entre une civilisation qu’il a rejetée et un inaccessible paradis terrestre. Et ce passage qu’il cherche en vain dans sa vie, il l’ouvre dans une œuvre qui synthétise la somme de ses savoirs, de ses désirs et de ses désenchantements dans l’éclatement d’un « je » offert sur l’autel des prophéties rimbaldiennes. C’est au sacrifice de cette identité étriquée que semble rendre hommage l’écriture de Serge Delaive qui se délie totalement dans la contemplation du tableau, à la croisée des chemins jusqu’alors arpentés individuellement. La convergence s’opère, enchâssant la description minutieuse des motifs dans une interprétation forcément délirante comme l’est toute interprétation mais qui justement assume son statut par la rupture qu’elle opère avec les jugements péremptoires et prétendument objectifs des professionnels de l’art, laissant au lecteur ce « goût persistant d’inachevé » qui le ramène à son propre questionnement.

L’Art farouche, recueil de poèmes qui sort parallèlement à cet étrange exercice, nous reconduit à la source qui nous avait fait connaître le travail de Serge Delaive. Pour différents qu’ils puissent sembler de prime abord, une familiarité ressort pourtant rapidement entre les deux livres puisque dans l’un des premiers poèmes intitulé Des grumeaux, l’auteur s’attaque au « je » et à ses « parcelles d’identité/dont un poète/non pas un autre/mais un parmi d’autres ». On pense aussitôt à cette déprise dont Serge Delaive voyait la trace dans la toile de Gauguin, déprise qui n’est pas à confondre avec une fausse modestie mais participe plutôt « à la recherche/d’une musique imparfaite » dont la mélodie à défaut de consoler peut au moins apaiser.
Les premiers textes sont rassemblés sous le titre de Cantilènes, nom donné jadis aux chants profanes pour les distinguer du sacré, et s’ouvrent par une Ballade à l’homme mort qui évoque avec force la brûlante présence, au hasard – mais est-ce un hasard ? – de nos déambulations, de ceux que nous avons aimés et dont le fantôme brutalement nous traverse. On peut d’ailleurs dire que tout le recueil porte la marque du voyage, qu’il s’agisse de la célébration d’un sac à dos usé par le frottement conjoint des années et des kilomètres parcourus ou d’un retour à l’Odyssée d’Homère qui la première donna des mots à notre commune errance. Serge Delaive n’oublie pas non plus au passage d’arroser la ronde des poètes officiels qui chaque année sortent leur foulard bariolé et leurs airs pénétrés pour parader à l’ombre de l’église Saint Sulpice. Mais cette fuite des culs-de-sac de la poésie aboutit à un très bel hommage à Liliane Wouters, cette « […] belge absolue/Ce morceau de bois à l’écorce fendue/Qui écrit dans une langue étrangère/Et pense dans une autre langue étrangère » et ces vers de sonner comme l’ultime célébration de l’étrangeté à soi dont l’homme se nourrit et s’empoisonne malgré lui.