Un homme à la mort
Michelle Fourez est entrée en littérature en 1992 avec Les bons soirs de juin (Alinéa), un roman très fort, très beau, sur un deuil inachevé et un amour raté (l'un entraînant — parfois — l'autre). En 1995, elle a publié Le chant aveugle (Editions Luce Wilquin), sur une passion simple et les dégâts provoqués par l'attente. Puis plus rien. Plus de livre. Jusqu'à cette année 2004, où paraît A contretemps. Disons-le tout de suite : tout aussi émouvant que les autres, ce livre. Et déjà familier. Car comme Le chant aveugle faisait sienne (et récit principal) une des histoires des Bons soirs de juin (celle de la femme qui élève seule un petit garçon, vit un amour secret avec un homme marié, père de deux enfants), lui donnait d'autres rebondissements, éclairages, significations, A contretemps développe quelques pages du Chant aveugle, celles qui racontaient la mort du père de l'héroïne d'un cancer des poumons, tout en esquissant ce qu'avait pu être sa vie entre une femme qui ne lui laissait pas le droit à la parole (même pas celui de dire : j'ai un cancer), un fils qui l'ignorait et une fille qui l'adorait. La principale différence entre les deux premiers livres de l'écrivaine et A contretemps réside dans leurs formes : ceux-là sont des romans, celui-ci un récit. Elle y écrit sans les détours de l'imagination, de la transformation, ce qu'elle a à écrire : la dernière saison d'un homme. Pour dire cet homme au plus juste de ce qu'il a été, elle alterne les passages sur l'évolution de la maladie, les dégâts sur le corps et le psychique et la vie qu'il a vécue. Sa vie de travail sans repos, même les jours de fête, même les jours de deuil, le travail usant de la ferme qu'il accomplira presque jusqu'au bout, obligé par sa femme, qui n'a jamais voulu revendre. Sa vie de couple, qui ne fut guère épanouie, au point qu'il rêvait que son épouse meure avant lui pour qu'il puisse « s'installer comme garde-chasse dans les Ardennes ». Sa vie d'homme amoureux (d'Ulriche, « qu'il avait aimée en Allemagne pendant les années de captivité » et qu'il n'a jamais oubliée). Sa vie de père aussi. Père de trois enfants : un fils alcoolique chéri de la mère mais avec qui lui a des relations ténues (il est né peu avant qu'il ne parte en Allemagne et à son retour, c'était trop tard pour qu'un véritable lien se crée), un deuxième fils mort à quatre mois de la coqueluche. Une fille. Celle que l'on suppose écrire le texte. Sa fille qui a été conçue à la mort du second fils et qui porte le même prénom que lui (le fils). Sa fille proche de lui, sa fille avec qui il est contre la mère. Tout cela aurait pu faire un livre larmoyant, mais comme Nicole Malinconi (Nous deux, Da solo), Yves Ravey (Le drap) et d'autres sur un thème proche de celui-là, Michelle Fourez s'en tient à une écriture minimale, au cordeau, pour être toujours dans la justesse de la vie de l'homme, de sa relation aux autres, à la maladie et à la nature. Un très beau livre, vraiment.
Michel Zumkir