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Critiques de livres


Otto GANZ
Aline
Bruxelles
Les Eperonniers
1998
140 p.

Aline, au fils des lignes

Une évidence : tout livre est composé de mots. Pourtant certains donnent l'impression de l'être plus que d'autres. Peut-être parce qu'ils leur offrent toute la place, qu'ils leur laissent mener le récit comme d'autres la danse, que de leur agencement, de leur sonorité se dégage le sens de l'histoire (sens dans au moins trois de ses sens : signification, direction et sen­sualité) — autrement dit : les mots préexis­teraient aux idées. Ainsi donc Aline, le pre­mier roman d'Otto Ganz, avec une héroïne du même nom, ou presque. Que l'auteur (dé-)construit comme les mots viennent à sa plume (ou son ordinateur). « Tu m'appelle­ras Line... file-moi une latte et dis-moi Line. (...) Dis-moi Line, c'est « latte » en anglais, je crois. Mon vrai nom c'est Aline, ou Adeline, un truc par ici, par là, ce truc-là que j'ai oublié, maintenant c'est Line, pour tout le monde. File-moi une line et on ne s'oubliera pas. » Ce procédé d'allitération re­vient à plusieurs reprises dans le livre, le plus souvent quand il est question de cette fille et de drogue : « Moi, la coke m'unifie, me ré­unit. Line unie. (...) Cocaïne. Cocaline. » Il est clair qu'on reste dans le sombre de l'identité, dans la double lecture possible. (A)Line, le narrateur l'a rencontrée dans la rue, quand elle lui faisait les poches après l'avoir assommé avec une bouteille de Mar­tini blanc. Ensuite il l'a suivie, espérant la rejoindre sur la ligne blanche de la chaussée (ligne blanche pour aussi ligne de coke). Après quelques péripéties, ils vivront une histoire essentiellement basée sur des liens négatifs : Aline, qui ne parle que la langue des sentiments, est séduite parce que le jeune homme est tout en violence (il frappe les femmes au ventre), tout en mensonge.

Elle sait qu'il sapera la relation, parce que, comme elle dit « tu détruis tout ce que tu touches, renifles ou penses... tu tues tout ce qui te respire. Tu me terroristes et pourtant tu dors. »

Dans la vie, lui est du genre sans emploi, sans adresse et sans avenir, et elle refuse d'être considérée comme une pute (même si André, un mac de ses amis la définit comme telle). Mais elle pourrait aussi n'exister pas ou juste comme ligne de coke (comme mé­taphore alors ?). D'ailleurs tous les person­nages de ce livre ont une personnalité qui va vers la négation ou vers l'indéfini. Le sens tremble.

Ce flou identitaire semble le sceau de fa­brique de l'auteur qui adore les pseudo­nymes (il écrit sous d'autres signatures dans certaines revues littéraires) et qui, lorsqu'il se présente écrit : « Otto Ganz est né quelque part entre la Belgique, l'Allemagne et le Hainaut, aux alentours de 1970. » Cette esthétique du tremblé, du sens incer­tain et suspendu, qui transparaît aussi dans l'utilisation des points de suspension, peut être également celle des lambeaux et de leur agglomération. Ce roman essayerait alors « de recoller quelques morceaux épars de cette pensée que j'émiette dans le paysage... que je disperse... je marche les bras ten­dus... on tente toujours de toucher une lu­mière qui se situe hors de notre portée. » Ce je est celui du narrateur, pas celui d'Otto Ganz, qui précise en quatrième de couver­ture qu’Aline n'est pas un texte autobiogra­phique. D'ailleurs même sans cette affirma­tion, — et même si le livre n'était pas fictionnel — on n'y aurait pas pensé tant l'écriture ne porte aucune des marques d'un quelconque pacte autobiographique. On ne songe pas plus à rattacher ce livre au genre néo-néo-réaliste en vogue dans la littérature et le cinéma français et anglais actuels. Même si on y trouve des motifs communs, le sans-travail-domicile-fixe, la drogue...Aline est avant tout (em)porté par les mots, leur jeu, par un engagement verbal plutôt que social.

Michel Zumkir