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Critiques de livres

Hubert Antoine
Introduction à tout autre chose
Paris
Verticales / Phase Deux
2006
130 pages

Le corps dans tous ses états
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 143

D'emblée, placée en exergue du livre comme une sentinelle, une citation de Chavée nous met en garde : «N'en faites pas de commentaires / […] n'essayez pas / surtout / je vous en prie / de me prendre par la raison.» Voilà le lecteur – et le critique – prévenu. Introduction à tout autre chose d'Hubert Antoine se compose d'une soixantaine de textes de longueur sensiblement égale, ne dépassant pas une page et demie. Leur titre commence invariablement par le mot « Introduction », suivi d'une liste borgésienne de thèmes dont la lecture est à elle seule un régal : «Introduction de la solitude», «des Etats-Unis», «du 27 février», «d'un arbre à steaks», «d'un gramme de cocaïne», «de l'enterrement d'une abeille», «de l'histiocytose-X», «de Jeanne d'Arc», «d'un mrkrpxkrmtfrz», «de tout le reste», pour n'en citer que quelques-uns.

On aura compris que la fantaisie débridée est ici de mise. L'univers surgi de la plume d'Hubert Antoine est en effet des plus singuliers. C'est un monde en perpétuel mouvement, en constante mutation. Le corps, au dedans comme au dehors, est le plus souvent le lieu de ces métamorphoses. Il s'y produit des fusions, des dissolutions, des désintégrations, des suintements, des écoulements, des bourgeonnements. On y est tour à tour aspiré dans un siphon, crucifié sur un cactus, expédié dans l'organisme sous la forme d'un suppositoire, baladé à l'intérieur d'un cheval ou d'un porc. On y croise un chien qui a rongé ses os et dont le corps est devenu «une gelée de moelles des moins ragoutantes». Des fourmis vous creusent un trou dans le cou, des barres de métal brûlant s'enfoncent dans votre gorge, vous vous retrouvez avec une ampoule vissée dans le ventre, votre corps se voit adjoindre toute sorte de prothèses, de cathéters, de greffes, «un atroce bouquet d'appendices».

Dans ce monde grouillant, proliférant, pas de répit pour le lecteur : qu'il vienne à perdre une phrase, c'est le sens du texte qui risque de lui échapper. Une scène est à peine amorcée qu'elle se transforme ou fait place à une autre. Une compétition se déroule-t-elle ? «L'ennui, c'est que les épreuves changent de finalité en cours de route. Ainsi la première épreuve consistait à faire un nœud de chaise avec de tendres pattes de lama vivant. Au moment de serrer, on vous dit qu'il faut attacher le nœud à une des pales d'un hélicoptère en vol. Tout est à refaire.» A d'autres moments, le tableau ébauché et aussitôt effacé se recompose ailleurs pour former une petite histoire aux multiples rebondissements.

Si l'on est proche parfois de l'écriture automatique chère aux surréalistes, avec ce qu'elle véhicule de superbes trouvailles et d'inévitables scories, on pense aussi à Ponge et à sa manière de construire un objet en tissant autour de lui un réseau de signifiants à partir d'analogies de mots ou de glissement sémantiques. Mais c'est sans doute avec Michaux que la parenté est la plus évidente : même attention apportée à l'« espace du dedans », même goût pour les univers imaginaires et les expérimentations sur le corps, même rapport problématique au monde extérieur. Michaux qui, comme Hubert Antoine, est né à Namur (simple coïncidence ?) et qui, comme lui, est allé à la rencontre de l'Amérique Latine, d'où il a ramené ce superbe récit de voyage subjectif qu'est Ecuador. Hubert Antoine a quant à lui fait le choix du Mexique : son livre est daté de «Guadalajara, août 2000-novembre 2004». On y trouve en effet quelques allusions mexicaines, tels les «tacos de tripas», l'exotique «xoloitzcuinte» ou encore le célèbre trio «peyotl», «mezcal» et «tequila». Mais il ne s'agit là que de références ponctuelles : Introduction à tout autre chose aurait pu être écrit dans bien d'autres régions du monde, tant il est vrai que les textes qui le composent ont pour seule et unique patrie l'imaginaire. Et s'il fallait y déceler une influence de la réalité latino-américaine, il conviendrait plutôt de la chercher dans sa grande richesse thématique, dans la profusion baroque de sa langue. Hubert Antoine, c'est incontestable, est un poète doté d'un univers singulier et d'une capacité d'invention impressionnante, que certains jugeront parfois à la limite de la gratuité, mais qui combleront d'aise ceux que ravissent les charmes toujours renouvelés de la folle du logis.