Arsène Detry, l'humanité des anonymes
Avant de tenir en mains le livre que Xavier Canonne et Chantal Mengeot ont consacré à ce peintre, je n'avais, je l'avoue, jamais entendu parler d'Arsène Detry (1897-1981). Sur la couverture, des wagons abandonnés nous invitent directement à sa découverte. Cet homme, ami intime de René Magritte, ne suivit pas la même voie que celui dont on fête avec faste le centenaire de la naissance. Il serait simple de le définir brièvement comme le peintre du Borinage. Simple, mais faux ou bien trop réducteur. Je ne connais guère les paysages borains. Us ne font pas partie de mon enfance et ne me poussent donc pas à de faciles nostalgies. Je ne connais pas les paysages borains, mais j'ai toujours en moi bruits, fumées et odeurs qui éclairaient quotidiennement les ciels souvent très lourds du bassin liégeois.
Vous êtes un surréaliste qui s'ignore, dit un jour Magritte à ce peintre discret. A première vue, voilà une phrase qui pourrait paraitre déplacée ou être lue comme une simple boutade. Et pourtant... Quelque chose d'étrange nous fascine directement, dès le premier regard. Les fleuves semblent gelés, les rues sont désertes, aucune lumière n'éclaire les maisons. Les vapeurs des locomotives étreignent les brumes, à moins que ce ne soit le contraire. L'orage devient vert, un paysage de chaux se chausse de neige. Des bateaux semblent immobiles. Et du ventre des usines, on croit entendre monter de souffrantes rumeurs. On regarde les croquis. On déchiffre les mots qui indiquent les couleurs. Où donc Detry a-t-il vu du bleu là où tout n'est que grisaille : Quelque chose d'étrange. On songe à Edward Hopper, ce peintre américain, que, très naïvement en cet époque d art fort peu « ceptuel », je persiste à considérer comme l'un des plus importants de ce siècle. Je songe à ces villes inhumaines dans lesquelles luisent comme de faibles lucioles quelques êtres écrasés mais ô combien survivants de leur désespoir. Et voici que s'éclairent alors les peintures de Detry, que leur intrigante atmosphère devient plus intrigante encore.
Ce qui étonne ici, c'est que l'homme, pourtant omniprésent, ne soit jamais représenté. Nul cheminot aux commandes des locomotives, nul dormeur derrière la fenêtre de sa chambre, nul dompteur d'acier dans ces usines majestueuses qui soufflent leurs poumons aux gorges de l'éternel hiver. Comme si le temps s'était figé. Entre vie er survie. Comme si une éternité impalpable se dessinait entre agonie et dernier souffle. Comme si le paysage avait été là depuis la nuit des temps, inchangé, immuable mais que l'on pouvait s'attendre à le voir disparaître au moindre souffle.
Fragile incertitude, délicates espérances, c'est sans doute de là que, même dans les paysages les plus noirs, naît cette lumière bleue qui garde l'espoir debout. Car corons et crassiers connaissent aussi leurs printemps. Des milliers de poitrines battent près des fourneaux et des milliers de cœurs rythment le ventre des mines. Mais ce sont poitrines et cœurs anonymes. Invisibles même. Etant enfant, je me demandais souvent par quelle magie le ciel se mettait à flamber rouge dans la nuit serésienne ? Par quel sortilège les terrils de la Bacnure grimpaient insensiblement vers le ciel ? Les ouvriers n'existaient qu'au sortit de l'usine. Les mineurs se fondaient dans la bure. Entre les murs, dans les boyaux, ils devenaient curieusement absents. C'est précisément cette absence-là qui hante chacune des toiles de Detry. L'homme de Hopper soulignait l'inhumanité des villes. C'est au cœur de celles-ci que Detry s'en va débusquer l'humanité des anonymes.
Joseph Orban
Xavier CANONNE et Chantal MENGEOT, Arsène Detry. Charleroi, Institut Jules Désirée, 1997.