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Critiques de livres

Jan Baetens
Cent ans et plus de bandes dessinées (en vers et en poème)
Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
coll. Traverses
2007
78 p.

Quelques voies du poème
par Quentin Louis
Le Carnet et les Instants n° 148

La poésie est, par excellence, le genre insaisissable. Les poètes le savent bien, eux qui œuvrent sans relâche à la renouveler. Cinq nouveautés démontrent, par leur variété, à quel point ce début de siècle peut sans complexes ni contradictions accueillir tous les courants, toutes les formes de poésie, qu'elle soit conceptuelle, militante, documentaire, néo-symboliste ou simplement lyrique.

On le savait sémiologue, spécialiste d'Hergé, oulipien, revuiste, éditeur, parfait bilingue, et voici que Jan Baetens, depuis quelques années, s'impose aussi comme un poète savamment atypique et dont chaque nouveau recueil nous surprend et nous charme. Après s'être proposé tour à tour comme contrainte la ligne TGV, Godard et le basket-ball, l'auteur choisit ici de mettre en poésie l'histoire de la bande dessinée ou plutôt son histoire de la bande dessinée, puisqu'il s'agit bien d'une entreprise subjective, anthologique, faite d'une soixantaine d'exercices d'admiration. Baetens, qui écrit en français «par mélancolie», évoque avec tendresse des bandes dessinées qu'il aime, de Töpffer à Aurita, en faisant appel avant tout à ses expériences et à ses émotions de lecteur. C'est qu'il excelle à rendre tangible, en quelques vers, l'atmosphère d'une bédé, comme pour Mœbius : «Parfois on sort de la piscine. / On n'est jamais sortis de l'eau.» L'ensemble est classé chronologiquement; les poèmes portent comme titre le nom des auteurs évoqués, et parfois un sous-titre, comme le délicieux «André Bazin lit Buck Danny pendant la guerre de Corée». Le recueil est suivi d'un index des auteurs, albums et personnages cités.

Otto Ganz
Voyage au pays des songes
Paris
Éditions du Cygne
coll. Le Chant du Cygne
2007
56 p.

On ne s'étonnera donc pas de voir François Rivière voisin de Rimbaud ou Tintin jouxter Tocqueville. Baetens, qui comme dans ses livres précédents fixe les contours de son objet avec humour et précision, semble nous dire que la poésie peut faire son miel de tout pourvu que l'on y mette les formes (un sonnet pour E.P. Jacobs, un dialogue autour de Schultz, une saynète pour Régis Franc, une démonstration pour Trondheim…). On referme ce florilège avec une pressante envie de relire certains albums et d'en découvrir d'autres. Et ce n'est pas peu. N'oublions pas le guide!

Changement de registre avec Jacques Lacomblez et Extrême du Temps, un recueil d'une poésie altière, un tantinet précieuse de prime abord. Né à Bruxelles en 1934, l'auteur, longtemps dans la sphère surréaliste, a un double parcours de peintre et de poète. Il a connu André Breton, admire les romantiques allemands, puis surtout Mallarmé dont il revendique l'influence. À l'instar des gemmes et coquillages qu'il collectionne, Lacomblez met en vitrine un lexique parfois rare et majuscule (Manoirs, Emblème, Opale, Stryge et Sphinge.)Mais ce recueil à la froide beauté est riche de bonnes surprises, et parle de la vieillesse avec gravité : «Nous avons l'âge obscur et fragile / De tous ceux qui ne partiront plus / La montagne au moindre de nos pas / Rétive va replier ses ailes» ou avec une saine dérision : «J'avance sans fard l'évidence : il y a désespoir à n'être plus que l'ombre de soi-même. Mais, au moins, ne m'entends-je plus crier, même pas à l'intérieur qui a l'ouïe très fine, comme on le sait.»

Daniel Fano
Comme un secret ninja
Bègles
Le Castor Astral
coll. Escale des Lettres
2007
115 p.

On l'aura compris : Jacques Lacomblez pratique la poésie comme un acte incorruptible. Il importe de découvrir ces poèmes sans parti pris, en dépassant ce premier sentiment d'un livre anachronique. Ayons à l'esprit cette mise en garde de Claude Arlan, un des exégètes de Lacomblez : «La forme toute de resserrement, quasi mallarméenne dans son ascèse et son exigence, n'est donc en aucun cas un retour à une prosodie morte mais se veut une arme haut dressée devant les productions anarchiques, le n'importe quoi d'un libéralisme totalitaire qui prétend faire de la confusion un maître à penser.» Écoutons encore le poète : «Les yeux fermés lire un poème invisible / Sur le nuage déplié de tes seins / Laisser parler / Au risque d'y sombrer / La goutte d'eau / Qui fait déborder le feu.»

Otto Ganz donne un recueil qui s'aventure du côté de la littérature à contrainte, voire même expérimentale. Ce Voyage au pays des songes, un seul et long poème de 720 vers découpés en tercets, s'articule autour de la répétition d'un couple de vers – repris près d'une centaine de fois – en embrassant à chaque fois un troisième. Un exemple? «Nous n'avons pas que / nos crachées quintes / ou envie d'autrui / Nous n'avons pas que / la nuit sur place / ou envie d'autrui / Nous n'avons pas que / l'hébétude des habitudes / ou envie d'autrui / nous n'avons pas que / cet incessant souci de protection / ou envie d'autrui / pour reposer nos sens / de la frayeur fanée / du quotidien.» Cette récurrence, si elle ne manque pas de séduire par moments, produit sur la distance un effet lancinant.

Djamal Benmerad
Perdre le nord, poèmes et autres tracts
Bruxelles
Éditions Biliki
2007
94 p.

En quatrième de couverture, il est question d'«entendre la musique intime de nos âmes» et sans doute ce poème gagne-t-il à être lu à voix haute – et pourquoi pas mis en musique? Ganz avait publié déjà des recueils de poèmes à deux voix (avec Lambersy et De Bruycker); peut-être manque-t-il justement à ce chant-ci un écho amical…

Daniel Fano est un poète narratif, marqué par les mythes occidentaux. Le pouls de la beat generation bat encore dans une œuvre qui multiplie thèmes et approches en provoquant un subtil désarroi fait de surprise et de compassion, à mi-chemin entre James Crumley et Max Jacob. Dans ces poèmes documentaires, il semble que Fano installe le lecteur dans un fauteuil pour une projection privée de poèmes montés comme des clips parodico-psychédéliques, qui disent la lente disparition de notre monde. Bien que l'ensemble soit ponctué de beaux portraits de femmes et de pages superbes évoquant les guerres, malgré l'humour dandy du réalisateur, la séance n'a rien de confortable! Dans la première partie, éponyme, du recueil, il n'est pas rare qu'on se sente même jeté à la porte du poème, défenestré sans sommation. Il y a quelque chose de tonitruant à la lecture de ces soixante textes, comme si la sono chez Fano – qui nous passe en boucle les Stones, Roxy Music, Joplin ou Morrison – allait un peu trop fort. Furtif et secret, le ninja se déguise afin de se faire passer pour quelqu'un d'une autre classe ou d'une autre région. Faut-il voir là un fil conducteur parmi ces poèmes polyphoniques qui nous mènent de la guerre du Vietnam aux frères Karamazov, de la mèche sur l'œil d'Hervé Vilard aux bons films pornographiques? Daniel Fano avancerait-il camouflé? L'album de miniatures semble plus habitable; cette série de textes brefs, dans une forme proche du croquis, est le fruit d'une heureuse commande. Daniel Fano, en évitant la dimension métaphysique du haïku, les a écrits sur un mode plus léger, comme à moins vive allure. Cela donne par exemple : «Cheveux coupés au carré / copie de Louise Brooks, / elle ne quitte jamais son téléphone / portable, elle fait comme si le / sang n'existait pas.» Une jolie réussite!

La guerre et la violence aveugle sont aussi parmi les thèmes de Djamal Benmerad. Ce journaliste algérien, exilé à Bruxelles depuis un attentat raté contre sa personne en 1998, nous donne à lire une poésie de l'instant, incisive et rebelle. Ainsi que le souligne Abdelmadjid Kaouah dans sa fraternelle préface, ce poète «en retard d'une patrie» a «tout connu ou presque» et porte les colères et les rumeurs de son peuple. Dans une poésie qui chante, murmure et frémit, Benmerad livre les souvenirs et les regrets de l'homme qui a quitté son pays à l'heure où un ami lui disait : «Reste donc! On ne meurt bien qu'en Algérie.» Les vers sont ramassés et les formules lapidaires font mouche, implacablement : «Un poumon de moins, c'est une cible qui rétrécit», «si ma vie est trop longue / je lui fais un ourlet.» Être poète, c'est ne prétendre à rien et vouloir tout, confie Benmerad, pour qui la poésie est la première parole. Perdre le nord est un cheminement qui s'articule en trois temps, de l'horreur au désir retrouvé. D'abord les poèmesreportages témoins du quotidien d'une décennie de guerre civile, «chaque fois que l'un tombe / le suivant se présente / au guichet de la mort», d'Alger «où s'aiguisent les lames» et du «fils de veuve qui a repris l'arme de son père.» Ensuite sont racontés l'exil et la solitude de celui qui a «troqué une terre meurtrie / pour une terre de la brisure». Le recueil se clôt plus sensuellement par la voix du poète réinvité aux jeux de l'amour. Djamal Benmerad ne cache pas qu'il se veut porte-parole, sentinelle du monde et cite volontiers l'immense Jean Senac, le poète d'Algérie assassiné, qui écrivait déjà, en 1970, dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne : «Notre poésie hisse son chant sur de constantes barricades.» Saluons cette initiative des éditions Biliki de publier régulièrement une poésie originale, militante et de qualité. Pour que les poèmes poursuivent toutes leurs voies, insaisissablement.

Jacques Lacomblez, Extrême du Temps, précédé de Quatre vélins antiques, Bruxelles, Quadri, 2007, 102 p.