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Critiques de livres


Vincent THOLOMÉ
Bang !
Auvers-sur-Oise
Editions Carte Blanche
coll. Prodromes
2000
31 p.

Monde bavard

Le monde est bavard ; il regorge de pa­roles, d'interminables discours qui ont l'air de ne rien signifier. Qu'on y pense, il n'est que cela : un flux de bla-bla, un reflux de banalités, infiniment répétées jusqu'à la nausée totale et le remplacement par d'autres, non moins communes, non moins écœurantes. A la maison, nous par­lons ; au travail, nous parlons ; dans nos relations, nous parlons ; partout nous ne ces­sons de parler ou d'entendre parler, nous combattons par un amoncellement de mots et de phrases l'immonde silence que nous ne pouvons supporter tant il nous ramène si parfaitement au vide de l'existence, à sa so­litude, à sa futilité. Par angoisse, par fai­blesse, par bêtise peut-être, nous sommes tous des champions de bavardage, à savoir des gens qui n'ont rien à dire. D'une cer­taine façon, Platon, Marx, Heidegger, Bill Gates ou Richard Virenque, tous les poètes, tous les chefs d'entreprise et toutes les mères ou belles-mères du monde sont des bavards, incorrigibles et impunis. Nous ne sortons pas de cette gangue, de ce magma verbeux, nous croyons qu'écrire permet d'y échapper, mais c'est un leurre : nous ajou­tons au boucan général un poème ou un roman, comme nous le ferions d'une boîte de conserve tordue dans un container de PMC. C'est d'ailleurs d'une forme de recy­clage que pourrait naître l'échappatoire. Pour quelque propos que ce soit, nous ne serons jamais les premiers à ouvrir la bouche, à nous emparer d'un stylo ou d'une souris : mieux vaut dès lors brasser la bouillie de mots existante, s'en repaître, la malaxer ; mieux vaut en extraire quelques portions et les étaler sur la page apparem­ment sans plus d'effort. Il faut ouvrir le recueil Bang ! de Vincent Tholomé pour s'en convaincre : il n'est pas question de com­plaisance ni de facilité, mais il s'agit, au gré des approximations syntaxiques, des pata­quès ou des répétitions, de mettre l'accent sur les scories des discours, sur leurs déchets souvent plus significatifs que telle ou telle métaphore prétendument inouïe. Ainsi, la monotonie d'une diatribe sur le souci de la mère de faire respecter « les règles du savoir vivre » apparaît-elle confortée par une lita­nie de « par exemple », expression qui est censée introduire un élément précis, d'ordi­naire nouveau, mais qui, en l'occurrence, n'a d'autre valeur que celle d'une ponctua­tion ou d'une brève ritournelle :

(...) il est bien dans nos habitudes ici chez nous de laisser à la vue de tout visiteur, qu'il arrive à l'improviste ou non, des monceaux de choses sans aucune gène alors que, par exemple, nos mères respectives, par exemple, elles n'auraient même pas pu imaginer partir, par exemple, au travail le matin avec deux tasses, sales, on peut le dire, mais pas encore en suffisance cependant, du moins à notre goût pas encore en suffisance, mais cela déjà aurait été trop pour ma mère, par exemple, et sans doute pour la mère de ma compagne en allait-il de même mais je ne pourrais pas en être sûr (...)

Dans l'infinie logorrhée universelle, aucun fragment n'est noble ni indigne. Des hommes, des femmes soliloquent, déblatè­rent sur les sujets, dit-on, les plus vils : « et pi après on s'arrête encore pour les enfants pour leur pipi tu comprends bien les pauvres on pouvait pas laisser puer dans l'auto l'urine chaude tout de même ». Ils récriminent sans raison immédiatement décelable : « oui mais il faudra que t'y foutes encore combien de fois la gueule avant de comprendre que ça fout ta vie en l'air ». Aussi, avec Bang !, Vincent Tholomé écrit-il à peu le près le contraire des brèves de comptoir : il s'attache à ce qui, dans la coulée continue du langage, généra­lement s'oublie et se perd. Il serait évidem­ment naïf de croire qu'une telle technique d'écriture le maintient complètement en re­trait de ses textes, lui permet de ne rien dé­voiler. S'il manifeste une attention particu­lière pour les codes sociaux, dont le langage reflète voire révèle le fonctionnement, il laisse affleurer, dans la section inaugurale du livre, l'inquiétude du « grand bang » qu'est la mort. A cette occasion, il compose une manière de leçon de biologie simplifiée mais drolatique, où nous apprenons, no­tamment, pourquoi une bouche peut cra­cher « les chicons braisés » et pourquoi, au seuil du « moment critique », elle ne le fait plus. Nous ne sommes plus très loin du (grand-)père spirituel Verheggen, chez qui pointe la camarde parfois même au coeur des écrits les plus drôles. Toutefois, Vincent Tholomé ne s'appesantit pas sur la crainte « de l'autre côté » : « quelquefois je me dis que ma tête s'active trop et plutôt que de ralentir elle me précipite mais sincèrement je ne sais pas je ne sais pas ». Et, comme il se doit dans un monde saoulé de paroles, il conclut par une phrase qui dit tout — et rien : « c'est la vie ».

Laurent Robert