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Critiques de livres

Henry Bauchau
Le présent d'incertitude. Journal 2002-2005
Arles
Actes Sud
2007
315 p.

Sois sage ô ma douleur…
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 148

Émotions : Le présent d'incertitude, le carnet de notes que publie Henry Bauchau aujourd'hui, relate les années 2002-2005, années où voient le jour son admirable roman L'enfant bleu et le livret de l'opéra monté à la Monnaie par Philippe Sireuil sur la musique de Pierre Bartholomée, Œdipe sur la route. C'est aussi la période d'écriture du recueil de poèmes Nous ne sommes pas séparés (Actes Sud, 2006).

De grands moments de création, une vie entre allégresse et jours trop gris. A travers Le présent d'incertitude, Henry Bauchau livre tous les moments de doute, les chagrins, les joies, les rencontres, les rêves qui parcourent ces années. Au verso des textes magnifiques qu'il a alors publiés, se joue, dans l'ombre, tant de douleur... Ce n'est pas pour rien qu'il écrit si bien l'histoire «du peuple du désastre», lui qui l'a approché et l'approche encore avec tant de fraternité. On n'imagine pas que ce grand psychanalyste, cet auteur de tout premier plan puisse se montrer aussi fragile, aussi démuni devant les critiques, aussi attentif à chaque appréciation. On est abasourdi que ce grand monsieur qui a accompli tant de choses soit torturé encore par des difficultés financières. On mesure l'importance du deuil qui le travaille, les images, l'omniprésence de L., disparue en 1999, le montrent à suffisance. La maladie, l'éloignement d'êtres aimés, la fatigue du corps et de l'esprit, entament la force physique de l'écrivain mais pas la force de l'écriture.

Bien sûr, il y aussi cette effraction de l'intime que le lecteur aime ou déteste lorsqu'il pénètre à la suite de l'écrivain dans la relation avec ses proches. On découvre Patrick Bauchau, le fils acteur, dans son rôle d'enfant malicieux. Les anecdotes de tournage. Les naissances. La mort de Jean, le frère aîné. La vie de famille. Le cercle d'amis. Les souvenirs belges. Une solitude essentielle, habitée de tendresse. Henry Bauchau lit énormément, passionnément et nous livre le fruit de ses découvertes, des mots qui l'habitent. Alberto Manguel, Shakespeare, Balzac, Stevenson, Braque aussi bien que saint Augustin, De Gaulle ou Nietzsche et tant d'autres l'accompagnent à tour de rôle. C'est parce qu'il parle de son âge que l'on mesure la difficulté d'être qui est la sienne, à nonante ans passés, lorsque le corps ne suit plus la pensée. Avec ce journal, Henry Bauchau partage cependant avec nous plus que ses rencontres ou ses lectures : son âme.

«Ma tentation c'est d'être vieux, en repos, en petite satisfaction de l'œuvre faite. Tentation que je tiens du culte de la retraite qui règne en France aujourd'hui. Accepter que la douleur de naître se continue et soit, comme le dit Louis- René des Forets : Aux deux extrémités du parcours / C'est la douleur de naître la plus déchirante / Et qui dure et s'oppose à la peur que nous avons de mourir.»

La vie se concentre à présent dans le geste d'écrire, de lire de grands livres comme L'idiot, de rencontrer la nature et quelquefois des personnes. Le temps de la vie n'est plus le même, il est miné par la fatigue.

En contrechamp des réflexions philosophiques, des interprétations du monde d'aujourd'hui (les Américains en Irak, les élections françaises…), l'écrivain se nourrit intensément de la beauté fugitive des instants apparemment simples : le léger parfum du prunus blanc du Jardin des plantes, le panache pourpre de deux corbeilles de géranium, les feuilles bruissantes du hêtre rouge, dont le dôme «invite chaque jour à l'espérance, l'espérance acharnée».

Une grande leçon de vie. On se sent exister, on a envie d'ouvrir le dialogue avec Henry Bauchau. On se dit que tout est encore possible.

«Et c'est parce qu'ils sont blessés qu'ils comprennent. Une blessure écoute toujours plus finement qu'une oreille.» Henry Bauchau nous dit qu'il aurait aimé avoir écrit ces mots de Aharon Appelfeld. Mais il a fait bien mieux : il les a vécus et en transmet la force intime à ses lecteurs. C'est le veilleur éblouissant qu'un ami appelait naguère de ses vœux.