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Critiques de livres

Véronique Bergen
Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent
Paris
Éd. Denoël
2006
256 p.

Entre les mots et les choses
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 144

L'histoire de Kaspar Hauser, dont Peter Handke a fait le sujet d'une pièce de jeunesse et qui a été popularisée par l'un des meilleurs films de Werner Herzog, est bien connue dans ses éléments matériels. Un beau jour de 1818, un jeune homme de seize ans est découvert sur une place de Nuremberg, tenant à la main une lettre qui le recommande à un officier de cavalerie. Au sortir d'une longue captivité, il parle à peine, ne connaît que quelques rudiments d'écriture, ignore tout ou presque des règles de la vie en société. Histoire fascinante, romantique par excellence, depuis le mystère de ses origines jusqu'à son assassinat non moins énigmatique, à l'âge de trente et un ans, en passant par son identité incertaine : on y verra tantôt un simple fait divers mettant en scène un pauvre hère, tantôt le fruit d'une machination ourdie par une branche rivale pour écarter du trône un héritier princier.

Dans Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, Véronique Bergen, philosophe de formation, et connue jusqu'ici pour son œuvre poétique, a choisi de traiter ce thème sous forme romanesque. Un roman d'un genre un peu particulier il est vrai, fait d'une suite de monologues où s'entrecroisent les voix de divers intervenants. Celle de la mère tout d'abord, Stéphanie de Beauharnais, nièce de Napoléon, mariée à Charles de Bade pour des raisons d'alliances stratégiques, femme délaissée par un époux faible et mère déchirée par la douleur de se voir enlever son enfant. Celle de la comtesse de H., être machiavélique, sans scrupule ni état d'âme, mettant toute son énergie au service d'une unique ambition : éliminer les héritiers mâles de Charles et de Stéphanie pour y substituer sa propre lignée. Celle de Kaspar lui-même, qui vit son irruption forcée dans le monde des hommes comme un exil plus douloureux que l'enfermement et les traitements inhumains dont il a été victime. Et puis d'autres voix encore : celle du geôlier, de l'assassin, du philosophe et juriste Anselm Feuerbach, celle du narrateur (qui situe dans le présent la genèse de ce livre), et même celle… d'un cheval, symbole pour Kaspar de l'existence libre dont il se trouve privé.

L'entrelacement des monologues crée une polyphonie où chaque voix a sa couleur propre. Classique pour la mère et surtout pour la comtesse de H., s'exprimant dans une langue très XVIIIe, que n'auraient pas désavouée Sade ou Choderlos de Laclos. Une langue ciselée, maniant volontiers l'abstraction, avec un goût marqué pour les formules rhétoriques : «J'ose affirmer que je fais partie de cette race qui, seule, a saisi que l'essentiel réside dans le chiasme entre l'inhumanité de l'humain et l'humanité de l'inhumain»; «C'est de travestir toutes les règles du pouvoir qu'elle m'en révéla tous les arcanes». De tels énoncés rendent d'autant plus frappante, par contraste, la singularité des monologues de Kaspar, qui constituent sans conteste la part la plus originale du livre. Le talent poétique de Véronique Bergen s'y manifeste avec brio, à travers une langue puissamment évocatrice, émaillée de formules paradoxales et d'images fulgurantes, non dépourvues d'humour parfois. Y affleure une même hantise, déclinée jusqu'à l'obsession, celle d'un clivage ou d'un brouillage irrémédiables entre les mots et les choses, d'une dépossession de l'être précipité contre sa volonté dans un langage où il ne se reconnaît pas : «Je pleure le mot qui ne me rend pas la chose»; «Je veux qu'on me redonne mes non-mots et mes non-choses». Les mots mentent, les phrases trompent, ce sont des pièges, des chausses-trapes dont il faut sans cesse se méfier : «Les mots ne me reconnaissent pas comme un mot, c'est pourquoi ils veulent me tuer»; «Pousse-toi, vilain nom, mon cheval est en dessous»; «Le nom de cheval a mangé plus d'avoine que le cheval». Cette sidération face au monde hostile du langage débouche parfois sur des énoncés désarticulés, où la logique vole en éclats en même temps que le signifiant : «Kas mort, Par né, le tout disparaît, une moitié apparaît, le tout de la moitié transdisparaît, Kas part, Par arrive, lequel est transi de mort jusqu'à la vie, lequel est en transit chez les hommes? Kas est le che, Par est le val mais où sont Kaspar et le cheval?»

Pour son premier roman, Véronique Bergen vise haut et frappe fort. Il en résulte un livre d'une grande richesse thématique, à la construction savante et complexe, bousculant la linéarité du récit et de la chronologie, où chaque discours à la fois dynamise et relativise les autres. Un livre qui, par son choix d'une langue volontairement stylisée, aux antipodes de tout réalisme, fait entendre une voix d'une indiscutable originalité dans la production romanesque. Et peut-être pas seulement romanesque d'ailleurs : il y a en effet dans ce texte une réelle potentialité dramatique, et il serait étonnant qu'un metteur en scène n'ait pas le désir de le transposer au théâtre.

Avant cet ouvrage, Véronique Bergen a publié un recueil de prose poétique intitulé Voyelle, ensemble de versets dédiés à la célébration de «l'amante». Au-delà de la diversité des sujets, on y trouve déjà quelques-unes des traits qui font la marque de Kaspar Hauser. Alliance du concret et de l'abstrait : «À la vue de mes contorsions langagières, l'absolu se gausse de la quête que je poursuis avec l'assiduité d'une jeune fille en fleurs». Goût de la formule rhétorique, de la construction en forme de chiasme : «Je sus d'emblée que jamais les mots de l'enfance ne diraient l'enfance des mots». Problématique du rapport entre les mots et les choses : «Dans ma hardiesse, je voudrais, présomtueuse, trouver le mot, le geste, le mot-caresse qui la délivre de la grise chevelure du malaise». Invention verbale qui débouche sur la création langagière : «Je la caresse appoggiature, elle ondule tango, je la caresse anacrouse, elle se déplie calypso, je la caresse quinte diminuée, elle mord ma tonique, je la caresse mode ionien, elle me répond gémissements rubato». Quant à la conclusion, elle nous la donne elle-même : «Il n'y a pas de fin des mots, juste le mot de la fin». Nous le laisserons bien volontiers à Véronique Bergen…

 

Véronique Bergen, Voyelle, Bruxelles, Le Cormier, 2005, 118 p.