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Critiques de livres


Gaspard HONS
Personne ne précède
Hatier
1993
Prix littéraire 1989 de l'Agence de coopération culturelle et technique
207 p.

La boussole des déboussolés

Voilà bien où nous sommes après vingt siècles de civilisation et quel­ques millénaires de gloire et d'igno­rance : nulle part, c'est-à-dire pas plus avancés qu'au premier jour, après l'allumage du soleil. Seuls au milieu de millions de millions de vivants, et complètement déboussolés parmi les poteaux indicateurs, les écrans, les affiches. Affamés, assoiffés, et cherchant, cherchant. Quoi ? Ce petit quelque chose qui nous sauverait de la mort, ce petit quelque chose qui nous sauverait de l'inquiète existence et nous donnerait enfin la vie, la vraie, en plénitude, celle-là même dont on a dit qu'elle est toujours ailleurs, quand elle semble si proche, comme un air de fontaine derrière la haie ou une aile sur l'horizon qui s'effondre. C'est à cette sorte de réflexions que les poètes immanquablement nous ramènent. De là sans doute la méfiance et le mépris que les gagneurs, les battants (de quoi ?) vouent à la poésie, et l'acharnement des dic­tateurs de tous bords sur les poètes.


Gaspard HONS
Un papillon posé sur un livre de Georges Perec
Rougene
1993

Chacun y parle pour lui seul d'abord, pour son lecteur ensuite ; chacun à sa manière unique, avec le souffle qui est le sien, ly­rique, déchiré ou serein. Le premier dit Bourreaux, couteaux, et le monde est soudain là, trébuchant et sonore, le sien, le nôtre. De Venise à Liège, en pas­sant par Natchez, Mississipi, et Bruxelles, Brabant, il remplit son carnet d'errance avec sa solitude et ses appels, note les conversations qui se croisent et se brisent, halète son désir brûlant ou chante avec les oiseaux tandis que

la foudre aux cris d'enfance et de désir re­monte le fleuve lent du soir entre les magnolias

et

fait luire dans la chambre enflammes l'offrande urgente d'un visage affamé et ce ventre de blues sous le blue-jeans ouvert

L'amour semble être ici au cœur de la question de vivre : l'amour qui fut, l'amour qui vient, ce lieu où être et rester dont le poète André Romus définit ainsi les éléments :

—  quelque part : ici

—  quelque chose : cette porte ouverte entre nous

—  quelqu'un : l'autre

Plus énigmatique, le suivant propose Celui de rien. C'est un long cri déchirant, un chant d'exil, désenchanté, où plane la han­tise de la mort. Je suis sans existence, af­firme-t-il. J'écris : qui me lit ? Je crie : qui m'élit ? Si c'est le sort de chacun d'être seul, ce n'est pas sa fin. D'où les questions, les appels à l'autre. Questions sans réponse et qui enferment, referment l'être sur lui-même. Mais le poète veut rompre le cercle, sortir du désastre, ne pas céder au désespoir puisque tout poème est un tremblement, puisque

Il n'y a rien à sauver.

Et Cependant nous avons tout à perdre.

Dans un très beau poème en prose intitulé L'arrivée au château, qu'il faudrait citer en entier, Philippe Lekeuche donne le sésame de ce « tout», dans la proximité d'André Romus :

Hors l'amour, exister est désastre (...) Hors

l'amour,

cette folie, c'est noir vivre; et la raison, duperie,

laideur, un gros ventre!

Avec le troisième, Gaspard Hons, une em­bellie s'ouvre entre les nuages noirs, quelque chose se profile au bout du verger, entre les arbres, quelque chose que les abeilles folles sèment dans l'air : lumière qui rassérène en dépouillant, sentier invisible où l'on va seul, où Personne ne précède, où nul n'est oublié. Le poète fait l'inventaire du regard, porté par des mots qu'il répète comme une mélopée et qui le font vogue(r) entre la terre promise et la mélodie du bon­heur (...) sur le fil du Logos.

Cette louange de la quête intérieure, entre­prise dans la familiarité des choses et des êtres, aussi évidente et nue qu'un papillon posé sur un livre de Georges Perec, est une of­frande, une autre manière de crier, d'inter­roger le monde, de l'appeler à vivre au pré­sent, quelque chose en somme comme une boussole pour les errants que nous sommes, tous.

Guy GOFFETTE

Philippe LEKEUCHE, Celui de rien, Les Eperonniers, 1993

André ROMUS, Bourreaux, couteaux, L'Arbre à paroles, 1993