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Critiques de livres


Federico FELLINI et Georges SIMENON
Carissimo Simenon, mon cher Fellini
édition établie et présentée par Claude Gauteur
préface de Jacqueline Risset
Editions de l'Etoile
1999
96 p.

Une amitié fraternelle

Tout oppose en apparence leurs per­sonnalités, leurs méthodes et leurs œuvres. Ici une stricte économie et là une profusion de moyens. L'un se définit comme « un homme de nulle part » et l'autre est romain jusqu'au bout des doigts. Le premier organise son travail suivant un rituel maniaque (une production planifiée, les pipes alignées sur le bureau, la maison changée en ruche laborieuse) tandis que le second, alternant périodes de stagnation et d'effervescence, transforme à intervalles ir­réguliers le Teatro n° 5 de Cinecittà en un chaos fertile « d'où tout à coup naissait, on ne sait comment, une rigueur musicale » (Jacqueline Risset). Le rapport à leur mythe personnel, soigneusement construit et en­tretenu, n'est pas du même ordre et nourrit différemment leur création. Et pourtant, Si­menon et Fellini se sont estimés, admirés, reconnus pourrait-on dire, dans les deux sens du mot. Par-delà leurs différences, le romancier et le cinéaste étaient liés par des affinités profondes qui se dévoilent progres­sivement dans la correspondance qu'ils échangèrent de 1969 à 1989, année de la mort de l'écrivain.

Sans être un chef-d'œuvre de littérature épistolaire, celle-ci n'en constitue pas moins un document plein d'intérêt, qui retiendra sans doute les admirateurs du metteur en scène de 8 1/2 davantage que ceux de l'au­teur de Pietr-le-Letton. Comme dans la plu­part de ses écrits intimes ou personnels, Simenon y paraît en effet en retrait (cet homme aux mille visages se sera dévoilé bien davantage sous le masque de la fiction roma­nesque), au contraire d'un Fellini plus cha­leureux et plus expansif, plus spontanément attachant aussi. C'est à Cannes en 1960 que leurs chemins se croisent pour la première fois. En dépit des pressions diplomatiques, Simenon, président du jury, fait décerner à La Dolce Vita une palme d'or qui provoque des remous. Mais leur échange épistolaire ne démarre vraiment que neuf ans plus tard, lors de la sortie du Satyricon. Fellini ayant fait l'éloge de Simenon dans une interview où il rapproche leurs démarches créatrices en pointant l'importance de la phase d'im­prégnation dans la gestation de leurs œuvres (« Tout part d'un contact physique avec la réalité »), ce dernier lui écrit pour lui faire part de son admiration incommensurable. La correspondance qui s'engage prend d'abord un tour exagérément révérencieux. Ce n'est qu'échange de fleurs hyperboliques, qui prête à sourire (« ces deux-là finiront par se blesser avec leurs encensoirs », aurait dit Alphonse Allais) mais plaide paradoxale­ment pour la pudeur et la totale sincérité des deux hommes. Le cinéaste et le roman­cier s'intimident un peu (chacun représente véritablement pour l'autre la figure du génie créateur), se mesurent, s'apprivoisent lente­ment. Ils se verront d'ailleurs très peu du­rant ces vingt années, inventant mille ex­cuses cousues de fil blanc pour reporter ou annuler leurs rendez-vous, comme s'ils pré­féraient consciemment ou non une relation à distance, pour ne pas rompre l'enchante­ment.

Il faut toutefois attendre le tournage de Ca­sanova pour voir leur commerce épistolaire adopter un ton plus personnel. Fellini tra­verse alors une grave crise et fait part de ses angoisses et de ses doutes. Simenon, qui semble avoir conquis une certaine sérénité depuis qu'il a abandonné l'écriture roma­nesque pour se consacrer à ses dictées, adopte la position du grand frère pour ras­surer son ami. L'énigme de la création, et son cortège de tourments, devient le motif principal de leur échange, autour duquel s'ordonnent leur intérêt commun pour la psychanalyse jungienne et les hantises que chacun cherche à exorciser par son art : nous entrons enfin dans le vif du sujet. Fel­lini : « Vous et moi n'avons finalement ja­mais raconté que des échecs. Tous les ro­mans de Simenon sont l'histoire d'un échec. Et les films de Fellini ? Que sont-ils d'autre ? Mais je veux vous le dire, il faut que j'arrive à vous le dire... Lorsqu'on re­ferme un de vos livres, même s'il finit mal, et, en général, il finit mal, on y a puisé une énergie nouvelle. Je crois que l'art, c'est ça, la possibilité de transformer l'échec en vic­toire, la tristesse en bonheur. » Au total, le mot de fraternité est celui qui résume le mieux la relation entre les deux hommes, fraternité dont l'origine est à chercher dans la part d'enfance que l'un et l'autre avaient su préserver jusqu'à un âge respectable. Et le moindre intérêt de cette correspondance n'est pas de nous découvrir, derrière l'image légendaire de deux créa­teurs monumentaux, la figure touchante de deux galopins timides mal à l'aise dans leur peau de monstres sacrés.

Thierry Horguelin