pdl

Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA
Célébration d'un mariage improbable et illimité
Editions de Minuit
2002
92 p.

Le festin originel

Pour des raisons que l'on devine pure­ment éditoriales, Célébration d'un ma­riage improbable et illimité nous est présenté comme un roman ; en réalité, sa forme est celle du théâtre, et son contenu, poétique. Il appartient au genre, peu usité de nos jours, de la poésie dramatique (qui a néanmoins donné à la littérature contempo­raine quelques vraies réussites : on pense notamment à la pièce de Peter Handke, Par les villages). Eugène Savitzkaya lui-même s'y est illustré à plusieurs reprises avec bon­heur, depuis La folie originelle (d'une écri­ture cependant plus narrative), jusqu'aux textes plus récents conçus en vue d'une col­laboration avec la troupe du Transquin­quennal.

Sous ce titre énigmatique et programmatique se cache une œuvre où l'aspect incantatoire (donc en principe répétitif) et la simplicité de l'argument ne doivent pas cacher une réelle complexité de structure. L'essentiel des répliques se partagent entre deux catégories d'intervenants. D'une part les Convives, s'exprimant tantôt seuls, tantôt en groupe. Ils célèbrent, se souviennent, prophétisent, décrivent les étapes de la noce : la prépara­tion du repas, le cortège nuptial, l'apparition des fiancés. Ceux-ci ne sont pas présents en tant que tels, mais seulement à travers ce qui est dit d'eux. Dans les toasts portés en leur honneur par les Convives, est évoquée à maintes reprises une impossibilité, ou du moins une difficulté : celle pour l'homme et la femme de s'harmoniser l'un à l'autre. Dif­ficulté de se « conjoindre », de s'emboîter, de s'inclure comme le yin et le yang : leur union ressemble souvent à un combat, au cours du­quel ils se cherchent, s'agrippent, se mélan­gent, mêlent leurs humeurs, entrelacent leurs membres, échangent leurs positions, leurs at­tributs, multiplient les combinaisons. Tout cela dans le but, semble-t-il, de reconstituer une unité perdue, un être fusionnel, bai­gnant dans sa complétude. Nostalgie d'une époque antérieure à la séparation des sexes et à la déchéance des corps. Mais la réalité est tout autre, elle est dysharmonie, accouplement bestial. Quand l'union a enfin lieu, elle est décrite dans des termes agressifs, triviaux, caricaturaux : « Un homme parmi les Convi­ves : le fiancé arrive, il est maigre comme un clou et membré comme un âne, la fiancée sur­vient, elle est ronde comme une barrique et fen­due comme une pastèque, la pastèque roule sur le flanc et le clou se plante dedans, la pastèque mouille le clou et le clou encloue la pastèque, la pastèque est enclouée et le clou est planté. » D'autre part intervient le Temps, matérialisé par les Mouches, les Bourdons, les Merlettes et les Feuilles. Leurs interventions sont sem­blables à une basse obstinée, qui vient faire contrepoint avec les exclamations des parti­cipants à la noce. Elles se manifestent exclu­sivement sous forme interrogative, par des rafales de questions qui viennent harceler les Convives. Questions primordiales, portant sur les aspects fondamentaux de l'existence, le jour et la nuit, la vie et la mort, le fait d'être, d'être en société, la parole, le sexe, le manque... Questions telles qu'en posent les enfants aux adultes, et dont l'accumulation traduit à la fois le ravissement et l'inquié­tude devant le monde : « (...) qu'est-ce qui est plus noir que la nuit ? combien mesure la nuit ? comment mesurer la nuit ? la nuit peut-elle être claire ? le jour est-il dans la nuit ? la nuit est-elle dans le jour ? comment portez-vous la cravate ? comment vous portez-vous ? portez-vous à gauche ? portez-vous à droite ? dormez-vous à gauche ? dans quel sens respi­rez-vous ? respirez-vous ? qu'aspirez-vous ? », et ainsi de suite. On le voit, l'humour n'est pas absent de ce texte : ici sous la forme du glissement sémantique, du coq-à l'âne ou du jeu de mots, ailleurs sous la forme de la comptine et de la ritournelle... Implicitement, un rapport semble s'établir entre les interrogations du Temps qui im­portunent les Convives et troublent leurs festivités, et l'absence des fiancés à leur propre mariage — comme si celle-ci trouvait son origine dans celles-là. C'est ce divorce que traduit une autre voix intervenant à la fin du texte, « sortant d'un grand ton­neau » (celle de Dieu, du Temps, de la Fata­lité, de quoi d'autre encore ?) : « moi, moi je m'oppose à ce mariage, en fonction de la rose et de l'oursin, toutes choses bues, je suis respon­sable de tout, je suis responsable de la nappe sale et du lacet cassé, je suis responsable de la verge tordue et de la lèvre déchirée, je suis cou­pable d'être né, je suis coupable de respirer, je suis coupable de me mouvoir (...) ». Célébration d'un mariage..., sorte de cosmo­gonie très personnelle, rend manifeste l'in­quiétude devant la condition de l'homme, confronté à la perte du paradis originel, de l'unité première (avec le monde, avec les autres, avec soi-même). Mais si cette perte est souffrance, elle est aussi jouissance, puisque c'est par elle que nous est donnée la multiplicité du réel, l'infinité des goûts, des saveurs, des couleurs, des formes et des ma­tières — autant de choses dont Savitzkaya, poète du sensuel et du sensoriel, se révèle ici, une fois encore, l'inlassable et incompa­rable interprète.

Daniel Arnaut