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Critiques de livres


Christian HUBIN
Ce qui est
José Corti éditeur
1995
280 p.

Le poète et l'asymptote

S’il n'est pas un faiseur de système, tout philosophe digne de ce nom sait qu'il tâtonne dans un laby­rinthe, dont il ne croit même pas qu'il re­cèle (en quel centre dissimulée ?) une vérité. Il tente modestement, opiniâtrement, de voir un peu plus clairement « ce qui est », à force de dénoncer et de baliser les impasses, à force de questionner, sous les angles d'at­taque les plus divers, une prétendue réalité qui s'avère opaque.

Il serait temps qu'on daigne s'apercevoir que nous tenons en Christian Hubin un de nos rares, un de nos grands poètes-philo­sophes. Parce qu'il n'est plus du tout urgent de décrire le monde, ni les émois mouillés de nos moi-je, Hubin s'attache (j'ai envie de dire depuis toujours, mais ici, quelle su­perbe confirmation !) à dire et à faire parta­ger sa stupeur. Celle-ci ne condamne pas au silence ; elle confronte à une évidence : le poème est une asymptote qui s'efforce, et seulement s'efforce, à la tangence : « Pous­sière où résonne ce qu'elle ne touche pas. » Où sommes-nous, sinon « à un écart / in­fime » ? « Où toute chose / soudain / sans li­mites. » « Où autre chose, sans cesse / — comme prêt. » II n'importe pas que le terri­toire sondé, où les transparences sont trom­peuses, soit autrement désigné ; il importe que poète et lecteur, écarquillés, soient aux aguets, dès que dénoncé le simulacre, et per­forant jusqu'à l'être, sous le paraître. Le poème va de grotte en caverne, de cavité en vacuole, de vide en absence dans un espace où les repères du passé, du présent et du futur n'ont pas encore été fichés : d'où cette prolifération de participes présents, formes verbales incapables à elles seules de renvoyer, précisément, à l'une ou l'autre époque. Nous sommes en un temps « d'avant d'être ». D'où ce vers qui paraît inachevé, disloqué, désar­çonné soudain et prêt à basculer vers du sens — celui, soupçonne-t-on, que lui donnerait un verbe ou ce que l'on appelle, en analyse scolaire, une proposition principale ; mais ce serait pour, dans le même mouvement, le pé­trifier. D'où ces métaphores du retourne­ment sur soi, du renversement : l'envers vaut-il l'endroit ?

Deux cent septante poèmes minuscules (au plus, trente mots) captent le minuscule : « Dans le minuscule / d'alors, / demandant. » Poudroiement. Clignement. Vacillation. Pul­sation. Cillement. Vibration. Egouttement. Cherchant « ce qui est » dans ce qui s'altère. Imperceptiblement : il faut lire l'impercep­tible, il faut entendre le silence et accueillir l'incommensurable — ce qui n'est nullement paradoxal.

Longuement épiées, les choses répondent : «... comme si de l'extrême écoutait. » C'est l'instant, infinitésimal, où l'intervalle, la frac­ture sont, semble-t-il, sur le point de se ré­duire, où la multiplicité confine à l'unité, où guetteur et guetté vont « au-devant / d'une coïncidence. » Ce qui est séparé se rejoint : « Pointe sectionnée / où unir. » Le préten­dent l'ouverture et la fermeture du recueil : « Comme en deux... » — « ... ensemble. » II y a dans ces poèmes de la fulgurance ; celle-ci ne se manifeste jamais que lorsque le poète a retenu la salutaire leçon de l'effacement de soi. A l'instar des « morts / ren­dant l'air / lumineux. »

Pol Charles