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Critiques de livres


Liliane WOUTERS
Changer d'écorce (Poésie 1950-2000)
La Renaissance du livre
2001
323 p.

Les saisons accomplies

Choisir. Élaguer. Resserrer. Mesurer le temps et l'œuvre accomplis. Les retraverser de fond en comble. Les réordonner selon d'intimes lignes de force, dans un mouvement, une respiration, une lumière subtilement différente, en négli­geant souverainement les repères de la chro­nologie et même les frontières des recueils. Remettre à nu ce qui fut — senti, goûté, mordu, étreint, souffert, crié, brûlé, sac­cagé, sauvé, médité, épuré —, ce qui reste, qui l'on fut, qui l'on demeure. Signer le ta­bleau et le livrer, sous un titre fier et calme, qui sonne comme un défi, une devise peut-être : Changer d'écorce. Je n'imagine personne d'autre que Liliane Wouters pour se risquer à dresser, en totale liberté, ce bilan — septante ans de vie, cin­quante ans de poésie — prêt, comme un navire, à fendre les aubes à venir. Même si

Capitaine, barque en partance

Pour quel voyage sans espoir ?

Au grand large vers quoi j'avance

Je vois qu'il n'y a rien à voir.

Car

De toute pierre qui nous blesse faisons feu.

Faisons soleil de la plus noire issue.

En 1983 déjà, Liliane Wouters avait com­posé une anthologie personnelle, chez Luneau Ascot, sous le titre L'aloès. Mais elle y reprenait, selon un mode classique, un cours sans surprises, des poèmes de La marche forcée (1954), son tout premier re­cueil, une grande partie du deuxième, Le bois sec (I960), l'intégralité du troisième, Le gel (1966), qui est toujours pour moi le plus saisissant, dans l'incandescence et l'âpreté de la douleur, auxquels elle joi­gnait, sous le titre Etat provisoire, un en­semble de poèmes inédits éclatants de vigueur impétueuse, frémissants de la joie éblouie de renaître.

Elle récidivait en 1997, aux Eperonniers, sous la magnifique invocation Tous les che­mins conduisent à la mer, tirée de l'admi­rable Journal du scribe, paru dans l'inter­valle, le livre de la maturité et de la sérénité, qui, plus que tout autre dit-elle, lui fut mystérieusement dicté, et qui complétait ici les trois recueils de sa jeunesse et L'aloès, titre définitif des poèmes découverts dans Etat provisoire.

L'aventure, cette troisième — et ultime ? — fois, est d'une autre dimension. Plus auda­cieuse et plus ample. Excitante et déran­geante. Bouleversant l'ordre ardent mais sage de notre mémoire et provoquant un éboulement de notre bibliothèque. Quelque chose en nous proteste : ce Chant du corps, j'ai besoin de savoir s'il résonne dès La marche forcée, ou plutôt dans Le bois sec ?

 Et ces thèmes — Corps, souffles, sangs, faims ; L'œil frontal ; Au tout de l'amour il y a l'amour ; Cruauté de l'art ; La vie à vivre, la mort à mourir...) autour desquels les textes sont redistribués me déroutent quand ils voudraient me mettre sur la voie. On n'ap­prend pas d'un seul coup à se passer des ba­lises familières, des berges sûres, des réfé­rences aimées, pour affronter la haute mer... !

Liliane Wouters nous annonçait, dans Le gel

Revenez dans sept ans car

J'aurai fait peau neuve. L'art

De vivre, pour moi, consiste

A changer d'écorce. Elle poursuivait, dans L'aloès :

J'accomplis vœu de verbe et d'existence,

vœu

De m'affirmer à travers chaque mue.

 

Martelait, dans Journal du scribe :    Tu crois posséder, tu n'as rien.

Tu crois avancer, tu n'as pas bougé

Tu crois appartenir, tu échappes.

Tu crois habiter, tu traverses.

Tu crois finir, tu commences.

 

Ce qui frappe dans cette voix, des envolées lyriques de la jeunesse, que je n'ai jamais trouvées aussi baroques qu'on le prétend, aux accents dépouillés de la maturité, c'est son absolue vérité.

Ce qui empoigne, dans cette œuvre où s'al­lient mysticisme et volupté, aspiration à se délier et enracinement, vertiges de l'âme et faim jamais rassasiée, l'énigme du temps et le miracle de l'instant, la fascination de la mort et la passion d'aimer, c'est sa rare jus­tesse. En écho à l'exigence sans faille de celle qui n'a jamais publié un recueil s'il ne marquait à ses yeux une étape décisive, et ne craignit pas d'attendre dix-sept ans, après l'implacable table rase du Gel, pour revenir, refleurir avec L'aloès. Si, au fil des années, elle en est venue à goû­ter la beauté de la plénitude, la valeur du temps et de la continuité, l'art des nuances, privilèges étrangers à la jeunesse impatiente, avide de fulgurances, elle sait de certitude — comme, naguère, d'intuition — que c'est dans le manque, la faille, la fêlure que naît la poésie. Blessure qui devient chant. Et l'élan me prend de lui dédier ces mots bouleversants de Rilke, qui fut pour elle la révélation poétique, le choc d'où jaillit la source : Tu l'as écrit toi-même l'autre jour : je ne suis pas de ceux que l'amour console. Il en va bien ainsi. Qu'est-ce, en effet, qui me serait plus inutile à la fin qu'une vie consolée ?

Francine Ghysen