Odeurs d'atelier
Chardin prend la plume pour s'adresser à un critique. Si ce critique le traite obligeamment, il passe néanmoins à côté de ce qui fait l'essentiel d'une œuvre simple, élaborée dans la pauvreté. Le critique, c'est Diderot et Chardin, qui vient d'avoir quatre-vingts ans, travaille alors à ce qui sera sans doute son dernier tableau : un autoportrait. Il faut « tout ce temps pour avoir, enfin, un visage », et voilà l'occasion de le décrire. De raconter ce souvenir lointain d'un lapin reçu en cadeau le jour de ses six ans, animal de compagnie qui disparaîtra pour réapparaître le lendemain au menu de la famille ; depuis, Chardin a peint bien des lièvres mais l'image est restée. D'avouer avoir voulu tuer Watteau, qui l'a pourtant fasciné et a décidé de sa carrière mais était virtuose quand Chardin se sent besogneux. De rappeler n'avoir aimé qu'une femme. D'insister sur la myopie qui a conditionné ses choix et de penser que la peinture « n'a d'intérêt que si les sujets n'en ont pas ». D'avoir voulu « animer une soupière » et de s'être senti peintre avant même d'avoir tenu un pinceau à travers le seul désir d'un certain bleu.
Ainsi parle Chardin, au rythme lent, économe mais attentif de sa peinture, rappelant qu'en d'autres pays, les « natures mortes » se traduisent par « vies tranquilles » et que, puisque les hommes parlent, il s'est chargé de défendre les muets. « Une licorne, c'est comme rien, c'est notre rêve d'aimer qui a pris consistance ». Ainsi parle Marguerite d'Autriche qui, puisqu'elle est demeurée pucelle malgré ses mariages, a gardé le privilège d'approcher l'animal fabuleux. Elle sait que la vie est courte mais l'art est fait pour durer ; elle est laide et de peu d'importance sur l'échiquier politique mais sensuelle et attentive à la poésie. Elle raconte les cours d'Europe et sa douleur. Chardin et le lièvre et La dame et la licorne sont les deux premiers titres d'une collection, Les petits dieux, de onze romans miniatures dans lesquels un personnage, au destin marqué par un animal, monologue. Mythes, fables, anecdotes et réalités s'interpénètrent ici pour jeter un éclairage sur une œuvre. Sandrine Willems réussit remarquablement à entrer dans la peau de son personnage et à lui donner vie avec, comme elle le fait dire à Chardin, cette « lumière du cœur plus que du jour ». Elle entretient avec lui une connivence telle qu'elle s'y fond et ne se rappelle au lecteur que par de petits anachronismes ou quelques subtiles prophéties que l'histoire a, entretemps, entérinées. Mais ce n'est pas qu'un personnage, c'est aussi, à chaque fois, une époque, un contexte, le milieu naturel de celui qui, déroulant son monologue, se laisse aller et glisse dans la confession. Il faut plus que de la documentation pour atteindre cette empathie et mieux qu'une belle plume pour la donner à lire ; il faut aussi cette qualité de suspens, ces silences et cette retenue qui permettent à l'âme de se mettre à nu. Il y a encore une connaissance de l'art et un bagage technique qui a été intégré, est devenu naturel comme il l'est au vieux peintre. Et aussi un regard qui rehausse plus qu'il ne choisit. Sandrine Willems mène ses monologues dans la densité ; de la pâte opaque d'une vie, elle dévoile l'intime, extrait les couleurs et fait passer les parfums et les saveurs. Elle entraîne dans un ravissement.
Jack Keguenne