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Critiques de livres


Ariane LE FORT
Comment font les autres?
Le Seuil
1994
140 p.

Ni plus ni moins

Il est de ces lectures que l'on fait sans déplaisir aucun mais qui, une fois le livre refermé, ne semblent laisser d'autre sensation que celle de se trouver face à un objet anodin, sans relief où accro­cher une émotion inédite, où engager une réflexion neuve. Cependant l'impression première mérite peut-être, paradoxalement, que l'on s'y arrête. En ce sens, le dernier (et deuxième) roman d'Ariane Le Fort est un parfait terrain d'observation. Comment font les autres ? accuse d'emblée, par son titre, un propos apparemment naïf et dépourvu d'ambition. Le thème en est d'ailleurs banal — dans le sens neutre du terme — : quoi de plus commun que le désir d'aimer et de se faire aimer passionnément ? Lorsqu' Estelle rencontre Ruben — le croiriez-vous ? —, c'est aussitôt le coup de foudre, ou du moins cela y ressemble beaucoup. Le corps et l'esprit sont tout à coup plus légers, l'air plus fluide, le temps plus élastique. Et elle y croit. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent quand on aime ? Et d'oublier que la passion amoureuse, quand bien même elle ne serait illusoire, n'est qu'un instant irré­médiablement éphémère dont l'avenir ne peut être que dans le souvenir. La réalité, toute quotidienne, reprend finalement ses droits et le roman s'achève sur ce constat, non pas désabusé, mais simplement dégrisé. L'intérêt qui s'en dégage néanmoins, c'est que, sans avoir l'air d'y toucher, le propos fait mouche sur deux tableaux à la fois : d'une part, on y trouve la critique explicite de toute une tradition, en grande partie ro­manesque, qui exalte l'amour idéal, et d'autre part, la mise en cause beaucoup plus voilée d'une littérature qui se complait à dé­crire les duperies de la passion. En effet, à reprendre ce thème éculé s'il en est, on at­tendrait d'un écrivain qu'il le renouvelle d'une manière ou d'une autre, qu'il nous étonne ici et là, nous emporte par la person­nalité qu'il y imprime, la qualité particu­lière d'un style. Curieusement, Ariane Le fort semble s'être attachée à gommer tout ce qui pourrait singulariser son propos, l'éloigner de l'expérience commune, ou tout au moins de la représentation que l'on s'en fait généralement. Il y a là, en fait, une grande habileté qui consiste à déjouer les pièges du lyrisme et, à l'opposé, d'un réalisme cru dans lesquels bon nombre de romanciers donneraient allègrement, persuadés d'ap­porter ainsi une vision puissante, et dès lors, forcément intéressante. Dans le roman d'Ariane Le Fort, il n'est jusqu'aux scènes érotiques qui, dans leur banalité, ne ren­voient à une sage médiocrité, décrite le plus simplement du monde. Et si cette simpli­cité, loin d'être un aveu de carence imagina­tive, n'était pas plutôt le signe d'une adé­quation réussie entre une matière romanesque, une idée et les mots qui l'ex­priment ? A l'encontre de cette Estelle, pas­sionnément amoureuse, qui « parlait, croyant toucher sa cible, certaine que son histoire était universelle mais infiniment précieuse, le genre d'histoire qui donne un sens au monde, mais oui, ni plus ni moins ». Peut-être Comment font les autres ? est-il un roman qui confine à cette justesse : ni plus, ni moins. Mais c'est déjà beaucoup.

Dominique Crahay