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Critiques de livres

Pour un débat sur la culture WB

Ce livre aurait pu, au fond, n'être qu'une histoire — belge. En 1997, la commission culture et audiovi­suel du parlement de la Communauté fran­çaise entreprend de rédiger un rapport sur l'état de la culture en Belgique franco­phone. Les familles politiques se répartis­sent la tâche : les socialistes réfléchiront, entre autres, aux rapports de la culture et de l'enseignement, les libéraux traiteront, bien sûr, des industries culturelles et de la poli­tique économique, les sociaux chrétiens se réservant, en gros, l'éducation permanente et l'associatif. Restait aux écolos le domaine apparemment plus éthéré des concepts : la politique culturelle en son état présent, comparée avec la conception qu'en avait Marcel Hicter, le dernier à l'avoir vraiment pensée dans sa cohérence et sa globalité. Pour cornaquer leur réflexion, les Verts font appel à Alain de Wasseige. Peu de temps après, cependant, la commis­sion suspend ses travaux, suite à un incident politicien : un membre PSC a fini par aga­cer tout le monde, en tirant la couverture à lui. Il est acte que chacun poursuivra, pour son compte, la réflexion engagée. Fin prévi­sible de l'histoire : les politiques culturelles s'en allaient rejoindre la place qui leur est traditionnellement assignée, celle du sup­plément d'âme, pour fin de programmes électoraux. C'était compter sans l'obstina­tion d'Alain de Wasseige, qui finira par pré­senter son rapport... mais en son nom propre, ses propositions en matière de ré­gionalisation de la culture n'ayant pas fait l'unanimité parmi les Verts. C'est le résultat — remarquable — de ce travail qu'ont publié récemment les éditions Quorum. Les politiques culturelles publiques y sont analysées avec la précision presque clinique d'une autopsie, et l'exer­cice en dit long sur notre communauté, son pouvoir, son rapport à la culture... Ces questions ont fait, dans le passé, l'objet de débats dont de Wasseige rappelle à bon droit l'intelligence et la densité : l'éducation populaire dans les années vingt, la démocra­tisation de la culture dans les deux décen­nies qui ont suivi la Seconde guerre mon­diale, la démocratie culturelle dans les années septante... Aujourd'hui, tout semble pourtant s'être enlisé, dans l'absence de grand projet, le relativisme sans pensée, un enchevêtrement inextricable d'institutions, de règlements, d'administrations. « La création, écrit de Wasseige, tournoie sur elle-même, le patrimoine sert de refuge et d'alibi à tous les conformismes, les relations internationales ne cessent de négocier avec elles mêmes, la démocratisation de la cul­ture ne sait plus trop pour quoi ni pour qui démocratiser. Les institutions, en phase de repli et d'autodéfense, confondent résis­tance, gros dos, et silence complice (...) l'in­tensité ne les travaillant pas, l'indifférence du public s'accroît. On passe alors de la cri­tique du pouvoir politique à celle du pu­blic. Et de celle du public à celle de l'ensei­gnement qui aurait dû le former ». Bref, il y a comme un malaise, dont les rai­sons sont sans doute profondes. Alain de Wasseige en suggère quelques unes, comme on livre des clés. La Belgique francophone, dit il en substance, a mal vécu l'extension même de la notion de culture dans notre modernité. Historiquement peu sûre d'elle, travaillée par le regret et souvent la honte de ne pas appartenir à une grande culture nationale, elle a résisté, dans la passivité. Les politiques culturelles se sont sédimentées, au fil des ans, sans projet globalisant, mais avec une répartition des moyens très hiérarchisée, reconduisant des modèles cul­turels hérités des siècles précédents et aux­quels la bourgeoisie elle même a cessé de croire. La culture est devenue un pré carré, tournicotant sur elle même, hors des liens constitutifs et dynamiques qu'elle se doit d'entretenir avec l'économie, le bien être, la recherche et l'éducation. Le tout, sur fond de crise d'un Etat en réforme quasi perma­nente, et d'une Communauté taraudée par les tensions régionales. Voilà pour les constats, et les miroirs qu'ils nous tendent. Après avoir ainsi brûlé ses vaisseaux, de Wasseige pouvait-il encore prendre le risque d'affronter la houle, en formulant des propositions pour que les po­litiques culturelles publiques soient enfin à même de relever les défis de notre moder­nité ? Il s'y est en tous cas risqué, et on lui reconnaîtra au moins, là encore, un sens réel de la détermination... Au chapitre des suggestions, parmi les instruments et les lieux d'intervention possibles, de Wasseige balaie large. Mettre en place un authentique ministère de la culture, qui n'obligerait plus à chercher les compétences culturelles dans une demi douzaine de départements, sim­plifier les réglementations, les procédures et les organigrammes, réduire la prolifération des institutions culturelles, mettre un terme, enfin, à leur politisation : telles sont quelques unes des pistes proposées. L'auteur s'avance, enfin, sur un dernier ter­rain miné : celui de la régionalisation des politiques culturelles. Mais il a le mérite de le faire en renouvelant l'approche tradition­nelle — et traditionnellement biaisée — du débat. On sait que, en Belgique franco­phone, les politiques culturelles relèvent d'une instance — la Communauté — où le pouvoir s'associe à la langue. A priori, c'était un atout : en débarrassant la culture de toute référence territoriale, on échappait aux hystérisassions nationalistes, ou régionalistes. Elles ne nous ont jusqu'ici pas beau­coup menacés, mais, en la matière, on n'est jamais trop prudent. Hélas, la Commu­nauté n'a guère saisi la chance qui s'offrait à elle. Au fil des ans, on l'a vue échouer à se donner un sens, une cohérence, voire même un nom. Faute de mieux, elle s'est peu à peu réduite à n'être que le dernier rempart — ou le fantôme — de la belgitude, avec la langue française pour pavillon. Cette « Bel­gique malgré tout » aura peut-être permis d'assurer, ici et là, les prés carrés de quelques micro pouvoirs. Mais pour le reste, son échec est patent : le rapport à la multiculturalité en est un signe. Comment expliquer que dans ces lieux où l'on se vou­lait si hautement interculturels, bâtards, ou métissés, on ait fait si peu de place aux cul­tures arabes ou africaines, qui attendent toujours un Centre digne de ce nom ? C'est ici que vient s'installer le débat sur la régionalisation. De Wasseige prend soin d'en éviter les pièges : ceux d'un débat où la culpa­bilité bruxelloise le disputerait au repli wal­lon, ou encore celui d'une culture qui aurait pour « mission » de nous construire une iden­tité. Loin de ces instrumentalisations réduc­trices, il pose le débat en termes d'efficacité, de démocratie. Il s'agit de combler l'écart qui s'est creusé entre la culture telle qu'elle se gère, et la culture telle qu'elle se vit, dans les régions, les communautés, et l'interculturalité. Pour dépasser les tensions et les accusa­tions réciproques de fermeture et de repli, pour rendre sens et cohérence aux politiques culturelles, il semble bien, à lire de Wasseige, qu'on n'ait d'autre choix que de donner aux diversités régionales, communautaires et multiculturelles, les moyens de s'épanouir. De quoi alimenter un débat dont on se demande s'il faut s'étonner qu'il n'ait pas eu lieu.             

Robert Neys  

Alain DE WASSEIGE. Communauté Bruxelles-Wallonie. Quelles politiques culturelles ?, Gerpinnes, éd. Quorum, 2000