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Critiques de livres


Gaston Compère
Je soussigné Louis XI, roi de France
Bruxelles
Éd. Labor
Coll. "Grand Espace Nord"
391 p.

Paroles du Prince
par Laurent Robert
Le Carnet et les Instants n° 140

Que le nouveau roman de Gaston Compère, Je soussigné Louis XI, roi de France, forme un diptyque avec le magistral Je soussigné, Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne, ne tient, évidemment, pas seulement à l'équivalence structurelle des titres. S'impose en effet tout d'abord au lecteur, dans l'un comme l'autre texte, une voix, une voix qui n'est de nulle part et, quasiment, de personne : la voix du Duc, la voix du roi, telles qu'après leur mort les souverains se regardent, et parlent, parlent à l'envi, comme dans la profusion d'un discours enfin libéré, enfin possible. Il faut dire que Gaston Compère recourt au principe rare – mais finaud – du narrateur posthume – ou, si l'on veut, des mémoires post mortem : mort, Louis XI raconte sa vie, son accession au trône, ses femmes, ses déboires, ses victoires, avec tout le savoir que lui procure justement la connaissance du moment de sa mort, et avec cet outil particulier – mais très souple – qu'est la langue d'un écrivain du vingt-et-unième siècle.

L'artifice est, en fait, beaucoup moins… artificiel qu'il n'y paraît, puisqu'il permet au narrateur de jouer avec le temps, d'éluder dès lors le piège des anachronismes, qui deviennent des clins d'œil affectés au lieu de se révéler des bourdes. Dans Je soussigné Louis XI, de tels jeux favorisent l'introduction de notions que le roi n'eût pu concevoir : «Dans le dauphin s'incarnait, pour parler à votre manière, la modernité de l'époque.» Ils évitent à l'auteur l'écueil d'un langage faussement archaïque. Puisqu'il serait vain et périlleux de tenter d'imiter la langue du quinzième siècle, Louis XI s'exprime dans un français somme toute classique, émaillé d'aphorismes qui sont le fait tantôt d'un sage, tantôt d'un roublard, tantôt d'un cynique : s'il note effectivement que «l'expérience est meilleure institutrice que n'importe quel pédagogue», il se sait aussi «maître en duperie» et déclare sans vergogne que «la masse végète et n'est faite pour rien d'autre». A propos de son père et des grands féodaux, il aura ce mot cruel – ou réaliste : «Il me vient à l'esprit que c'est posthumes que vous êtes venus au monde.» C'est sans doute là – dans les sentences les plus percutantes – que réside l'essentiel : Gaston Compère se garde bien de projeter sur ce roi lointain nos propres valeurs morales et il ne tente pas non plus de nous le rendre à tout prix sympathique. C'est que la trajectoire de Louis XI fut guidée par un projet majeur, qui est comme l'obsession de son règne : la soumission des chefs régionaux et la consolidation du royaume de France. Pour m'offrir à mon tour deux anachronismes d'un coup, il y avait déjà, chez lui, une certaine idée de la France, et cette idée pouvait s'accomplir par la ruse, par la rouerie, par la longue obstination, par la guerre quelquefois – tous les moyens pouvaient à leur heure s'avérer pertinents, et cela tient, légèrement avant la lettre, du Machiavel (puisque l'auteur du Prince n'avait que vingt ans à la mort de Louis XI en 1489).

Naturellement, il est temps de l'écrire, le Louis XI répond encore au Charles le Téméraire du fait que les deux souverains furent contemporains et rivaux et qu'ils passèrent à se combattre une partie importante de leur existence. En réalité, les deux hommes se complètent davantage qu'ils se ressemblent, et Louis serait plutôt une sorte de double inversé de Charles, tant il est réfléchi, calculateur, tant il abhorre le combat et répugne à la chevauchée – qui attise les douleurs de ses hémorroïdes… Prince dans une époque troublée, sinon chaotique, violente quoi qu'il en soit, Louis peut se montrer impitoyable dans ses jugements et, s'il aime rire, c'est d'un humour à froid, parfois glacé. De fait, Je soussigné Louis XI, roi de France, est une œuvre âpre, sans complaisance ni concession – et forte pour cela même.