pdl

Critiques de livres

La guerre du faux

L’affaire est entendue, dira-t-on. Georges le Gloupier soigne sa ré­clame. D'un côté, il y a toujours, bien sûr, la solide cuistrerie des pompeux cornichons qui ne supportent pas qu'un projectile chantillesque les atteigne dans ce qu'ils ont de plus fragile et de plus pré­cieux : leur image — au point, parfois, d'en venir aux mains. Mais il faut, d'un autre côté, tenir compte du détour pervers qui re­verse les profits du scandale dans les comptes de la publicité, en servant, au fond, le système qu'il prétend gripper. Plus perverse encore s'ancre la certitude que rien ne peut plus arriver, que l'événement se dissout instantanément dans l'image. Vingt-cinq ans après ses premiers méfaits, la croi­sade pâtissière vit de cette aporie plus qu'elle ne la résout. A son corps défendant, le fauteur de troubles se retrouve parfois bouffon du roi médiatique. Noël Godin redouble, et retourne, la dif­ficulté. Il la redouble en publiant, comme n'importe quelle vedette du show business, un livre d'entretiens. Crème et châtiment détaille par le menu la geste pâtissière, sa préhistoire, son invention, sa philosophie et sa stratégie (à l'intersec­tion de Mack Sennet, de Clausewitz et de Guy Debord), les coulisses de ses exploits célèbres  (Godard,  Duras, Lévy)  et ses faits d'armes moins connus qui ne sont pas piqués des hannetons. Ce n'est pas triste, et l'on ne boude pas son plaisir. La lecture est de bout en bout réjouissante, même si l'on peut regretter que la langue inouïe des notices à l'érudition tentaculaire de L'Anthologie de la subversion cara­binée soit un peu édulcorée  (à la de­mande de l'éditeur ?). Noël Godin, ensuite, retourne la difficulté parce qu'il en fait toujours trop, et que c'est cet excès  même  qui  le sauve.  Derrière l'apôtre du « Fendons-nous la poire et jouissons sans entraves », il y a un partisan irréductible du passage à l'acte, qui rappelle que le terrorisme pâtissier est un terrorisme tout court. Il y a l'appel au sabotage général d'un monde décidément invivable. Il y a l'apologie de Baader qui continuera de faire grincer quelques dents. Et c'est très bien ainsi. Autre chose. De toutes les armes de la flibusterie façon Godin, la plus efficace reste sans conteste la pratique systématique du faux. Pendant des années, l'homme a distribué des faux tracts à la sortie des usines. Il a allègrement mystifié les lecteurs des Amis du film, XActuel et de Cinérevue, en les abreuvant d'interviews imaginaires et d'échos farfelus où l'on ne vit que du feu et qui furent même repris sans sourciller par des confrères. Significativement, c'est d'un de ces scoops bidons qu'est née l'idée de la croisade pâtissière, et Godin, qui se réjouit d'avoir fait des émules (il regrette seulement de n'en pas faire davantage), est le premier ravi qu'on lui attribue des entartements dans lesquels il n'est pour rien. A terme, c'est non seulement la société médiatique qui est atteinte dans ce qu'elle a de plus cher : sa prétention à la vérité, mais l'idée même de vérité qui est mise en pièces. L'usage du faux est si redoutable qu'il contamine tout, jusqu'à son auteur. Et le lecteur de s'interroger : la mystification n'est-elle pas en train de continuer, sous ses yeux ? Godin n'a-t-il pas inextricablement mêlé le vrai et le faux, en semant exprès son livre d'anecdotes forgées de toutes pièces ? Au fait, cet interview a-t-il même réelle­ment eu lieu, ou s'agit-il d'une convention d'écriture ? Peu importe d'ailleurs la ré­ponse à ces questions. L'important est que ce doute traverse le livre, et qu'il en fait la raison d'être. L'important est que Noël Godin ruine le monument qu'il s'élève, qu'il truque la règle du jeu auquel il feint de se soumettre, qu'il se dérobe au moment où l'on va croire qu'il se compromet. C'est la morale fordienne du western pâtissier : quand la légende devient la réalité, impri­mez la légende.

Thierry Horguelin

Noël GODIN, Crème et châtiment !, Albin Michel, 1995, 229 p.