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Critiques de livres

Luc de Heusch
La transe. La sorcellerie, l'amour fou, saint Jean de la Croix, etc.
Bruxelles
Éditions Complexe
2006
241 pages

De quelques phénomènes encore mal considérés par la science
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 143

Deux livres paraissent simultanément, qui l'un et l'autre prennent pour objet, en tout ou en partie, le phénomène de la transe. Le premier est signé par l'un des grands noms de l'ethnologie contemporaine, Luc de Heusch, qui a eu l'occasion de l'étudier chez divers peuples africains. Le deuxième, dû à la plume d'Elisa Brune, connue à la fois comme romancière et comme vulgarisatrice scientifique, y ajoute le phénomène de l'hypnose. Cette coïncidence est en soi révélatrice d'un état d'esprit nouveau dans le domaine des sciences humaines. Prenons le cas de l'hypnose, qu'abordent directement ou indirectement les deux ouvrages. Après avoir été promue par Charcot au rang de méthode d'investigation scientifique, elle a été bannie pendant des dizaines d'années du champ des sciences humaines. Freud, qui suivit les cours de Charcot avant de renier son héritage, est en partie responsable de ce refoulement sur lequel s'est construite la psychanalyse, appelée à devenir dans le courant du XXe siècle la voie d'accès par excellence aux profondeurs de l'esprit humain. Une prééminence aujourd'hui remise en cause, dans le même temps où sont réhabilités l'hypnose et divers phénomènes connexes, de la part de chercheurs peu suspects de verser dans la fascination pour l'irrationnel.

La transe est l'objet central du livre de Luc de Heusch, qui a déjà abordé la question à plusieurs reprises.

Elisa Brune
De la transe à l'hypnose. Récit de voyage en terrain glissant
Bruxelles
Bernard Gilson éditeur
coll. "Réflexions"
2006
216 pages

L'ethnologue y rappelle quelques distinctions fondamentales autant que controversées, en particulier celle qui oppose la possession, surtout répandue en Afrique, où le sujet est passif (transe induite), et le chamanisme, propre aux cultures amérindiennes et nord-asiatiques, où il est au contraire actif (transe auto-induite). Subsidiairement il distingue, dans le champ de la possession, l'exorcisme (subi par le patient en proie aux esprits maléfiques) et l'adorcisme (où la possession est recherchée comme le moyen d'obtenir un bienfait). Ces oppositions binaires, inspirées de l'approche structuraliste chère à Lévi-Strauss, ont fait couler pas mal d'encre en raison de leur caractère trop tranché. L'auteur en convient du reste qui, tout en défendant ses théories, admet la nécessité de les nuancer et de faire la place qui s'impose aux exceptions.

On l'aura compris, on se trouve ici devant un ouvrage de haute érudition (l'appareil critique comporte plus de 650 notes, et la bibliographie occupe à elle seule près de 12 pages). Une érudition qui ne se manifeste pas seulement par le caractère pointu de certaines discussions, mais aussi par l'étendue des domaines qu'embrasse l'auteur : on y passe de la transe chamanique à l'extase des mystiques rhénans ou espagnols, des transports du soufisme à ceux de la musique techno, de l'érotisme dans la littérature chrétienne ou arabe aux rituels de morsure amoureuse chez les Trobriandais… Même si l'on sent par moments que ce livre est la reprise d'études antérieures enrichie d'apports nouveaux, la somme de connaissances qu'il déploie est telle que tout esprit curieux des thèmes abordés ne pourra qu'y trouver son bien.

De la transe à l'hypnose se présente comme « une réflexion personnelle librement inspirée » des interventions des orateurs, lors d'un colloque qui s'est tenu sur ce thème au château de La Hulpe en 2002. Par cette précaution liminaire, Elisa Brune marque à la fois les limites et l'intérêt de sa démarche. Si elle se contente de suivre fidèlement l'ordre des communications, et d'en restituer non moins fidèlement la teneur, on peut sans grand risque avancer que son livre diffère sensiblement des «actes» traditionnellement édités à l'occasion de ce genre de rencontres.

Mais avant d'y venir, disons un mot de l'objet même de ce colloque et de ses animateurs. Singulier objet, à la vérité, qui, il y a vingt ans à peine, n'aurait sans doute suscité, de la part des autorités universitaires, que haussements d'épaules ou, au mieux, sourires compatissants. A l'image de ses participants, du moins de certains d'entre eux : si l'on y trouve des représentants d'institutions prestigieuses, se sont aussi glissés dans leurs rangs quelques francs-tireurs qui, pour jouir dans certains cercles d'une réputation solidement établie, n'en font pas moins figure de moutons noirs égarés sous les lambris et les dorures de ce prestigieux temple du savoir. On pense, pour ne mentionner qu'eux, à des hypnothérapeutes tels Thierry Melchior et Edouard Collot (le second pratiquant à l'occasion l'exploration des vies antérieures); à Didier Dumas, qui tente de concilier sa formation de psychanalyste avec la pratique du néo-chamanisme; ou encore à l'ethnopsychiatre Tobie Nathan, lequel croit (ou feint de croire, on ne sait trop) à la réalité des esprits qu'il cherche à neutraliser, n'hésitant pas s'il le faut à marchander avec eux, lors des thérapies qu'il pratique avec des patients africains; sans parler de la philosophe brésilienne Clara Acker, célébrant avec enthousiasme la «force sauvage» qui, à l'en croire, «circule partout» dans le pays d'où elle vient…

Face à ces hôtes peu académiques et passablement déroutants, Elisa Brune choisit d'endosser l'habit de Candide – une Candide, il est vrai, fort peu naïve, quand on connaît l'étendue de son bagage scientifique. Elle n'en joue pas moins le jeu avec une délectation à peine dissimulée. En bonne « journaliste » (c'est sous cette étiquette qu'elle se présente), elle restitue fidèlement les propos des orateurs et en propose des commentaires fort pertinents. Elle les assortit à l'occasion de petites phrases où elle dit, de manière mi-sincère, mi-feinte, sa perplexité : «je n'arrive pas à y croire», «je ne sais plus que penser», «je suis anéantie», ou les ponctue d'expressions familières : «ouf!», «caramba!», «mazette!» et même «gloups»… Ainsi, elle se pose en élève modèle, adopte une posture quasi enfantine qui fonctionne d'autant mieux qu'elle forme un triangle parental avec deux figures opposées, intervenant de manière récurrente à travers le livre : d'une part, celle d'Isabelle Stengers, dans le rôle de la mère autoritaire et quelque peu castratrice, aux remarques tantôt inspirées («Il n'y a pas de vent sans voile», déclare-t-elle joliment), tantôt cinglantes («Oui, enfin, la psychanalye est un sujet d'un intérêt tout à fait médiocre, on pourrait peut-être parler d'autre chose»); d'autre part, celle de Michel Cazenave, philosophe, coordinateur à France Culture, pour le compte de qui il enregistre les débats, mais surtout confident de l'auteur et figure «paternelle», qui la guide, l'apaise dans ses doutes, l'éclaire dans ses étonnements…

Le dispositif mis en place prend par là une dimension fictionnelle inattendue, qui explique en partie l'intérêt suscité par la lecture de ce livre a priori austère. Elisa Brune ajoute ainsi une nouvelle variante à un thème qu'elle n'a cessé de décliner, de Petite révision du ciel à L'unité de la connaissance, de Relations d'incertitude à Un homme est une rose (dont le protagoniste, tiens donc, se prénomme également Michel – le même? un autre?) : celui du rapport complexe et fécond que l'univers des sciences entretient avec celui de la littérature.