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Critiques de livres

Aurélia Dejond
Cyberlangage
Bruxelles
Racine
coll. Autour des mots
2006
126 p.

Des bons et des mauvais usages de la langue
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 146

Longtemps la langue, son évolution, ses dérives, ses pièges et ses séductions ont été la chasse gardée des linguistes. Il suffit de parcourir les étals des librairies pour constater que cette préoccupation est aujourd'hui très largement partagée. Rien d'étonnant, dès lors, qu'elle fasse l'objet de publications destinées à un vaste public. Deux collections récentes viennent en témoigner : l'une, «Autour des mots», est dirigée par Jacques Mercier chez Racine; l'autre, «Le goût des mots», est publiée aux éditions du Seuil/Points sous la houlette de Philippe Delerm.

Parmi les titres parus dans cette dernière figure un livre dû à la plume d'un jeune auteur belge, Rémi Bertrand, sur «les nuances des synonymes», et que résume éloquemment son titre : Un bouquin n'est pas un livre. Pourquoi, dira-t-on, un ouvrage de plus sur les synonymes, alors qu'il existe pour cela des dictionnaires, dont certains disponibles gratuitement sur Internet? C'est que sa démarche est exactement à l'inverse de celle des dictionnaires : là où ceux-ci se préoccupent de ce que les mots ont en commun, laissant à l'utilisateur le soin de faire son choix parmi la liste des équivalents proposés, l'attention de Rémi Bertrand se porte au contraire sur ce qui subtilement les différencie.

Gilles Dal
Petit répertoire de lieux communs
Bruxelles
Racine
coll. Autour des mots
2006
122 p.

On trouve dans son livre, présentés sous la forme d'un lexique, une bonne trentaine de ces couples de mots qui ne se ressemblent qu'en apparence : «angoissé» et «anxieux», «cigarette» et «clope», «oculiste» et «ophtalmologue», «pomme de terre» et «patate», «travail» et «emploi», pour n'en citer que quelques-uns. Si pour certains les différences sautent aux yeux («ennui» et «paresse», par exemple, ne sont pas à proprement parler des synonymes), pour d'autres les nuances paraissent au premier abord tellement ténues qu'on se demande comment l'auteur va pouvoir les distinguer (ainsi pour «équivoque» et «ambigu»). Mais on peut lui faire confiance : s'aidant des ressources des dictionnaires, du recours à l'étymologie et de sa sensibilité d'écrivain, Rémi Bertrand relève le défi avec succès, en des développements brillants dont la rigueur n'exclut pas l'humour, et où le philologue se fait parfois sociologue ou philosophe, sans tomber pour autant dans l'érudition pesante ou dans la cuistrerie moralisatrice. En veut-on un exemple? Soit le couple (c'est le cas de le dire) femme et épouse : «L'épouse est fidèle – on dit d'elle : “C'est une bonne épouse”; c'est toujours la femme qui est volage. Le cocu s'écrie : “Ma femme me trompe!” C'est pourtant… l'épouse qui a juré fidélité. La femme défait ce que l'épouse a fait. La femme prend un amant; l'épouse, un avocat.» Certes, l'auteur est parfois amené, pour les besoins de sa démonstration, à exercer sur ses chers mots une douce violence; à l'inverse il lui arrive de reconnaître, beau joueur, que finalement les choses ne sont pas si claires que ça… Mais ce ne sont là que péchés véniels, en regard des vertus dont ces pages regorgent, et qui vaudront sans nul doute à Rémi Bertrand une place de choix au paradis des amoureux du langage.

Rémi Bertrand
Un bouquin n'est pas un livre. Les nuances des synonymes
Paris
Seuil/Points
coll. Le Goût des mots
2006
183 p.

La sociologie amusante, telle est aussi la discipline pratiquée par Gilles Dal, habitué du «Jeu des dictionnaires» sur la RTBF, mais également historien et auteur de plusieurs ouvrages, dont un essai sur la télévision. Son Petit répertoire de lieux communs s'inscrit dans une tradition où se sont illustrés pas mal d'écrivains et d'humoristes, à commencer par leur ancêtre à tous, le Flaubert du Dictionnaire des idées reçues. À la différence de Rémi Bertrand, l'acuité de son regard s'exerce moins sur les mots eux-mêmes, que sur les situations qui les transforment en clichés ou en stéréotypes (pour en savoir plus sur cette distinction, voir le livre précédent). Gilles Dal les traque dans les circonstances et chez les acteurs de la vie quotidienne, tant dans la sphère privée que dans l'espace public : dans les soirées entre amis, dans les conversations sur téléphone portable, dans les déclarations des hommes politiques ou la prose des journalistes, et surtout dans les magasins de diététique, restaurants et autres snacks, qui fournissent à sa verve un aliment inépuisable. On rit volontiers à l'évocation du client d'une boulangerie qui, venu acheter un pain «normal», se voit proposer tellement de variétés «améliorées» qu'il ne sait plus où donner de la tête. Ou à celle du quidam en quête d'un ordinateur, aussitôt assailli par un déferlement de demandes techniques, et qui s'en tire par une pirouette : «Des mégabits? Mettez-m'en 30.000. Et des pixels?… oh, une petite dizaine, ce sera bien. J'ai déjà pris pas mal de mégabits, alors je vais être raisonnable sur les pixels.» Mais s'il traite volontiers les choses par l'absurde, Gilles Dal sait aussi se montrer un observateur perspicace, habile à décoder les discours convenus en les traduisant en clair, avec un goût affirmé pour le paradoxe : «“En vingt ans de carrière, je n'avais encore jamais entendu ça” signifie : “J'entends ça tous les jours depuis vingt ans”.» Autre recette éprouvée, celle du crescendo : comment, par exemple, faire fuir des invités qui s'incrustent, en recourant à des expédients de plus en plus radicaux – le pire d'entre eux consistant à leur proposer, en ultime recours, une partie de bataille… Tout, dans ce répertoire, n'est pas du même intérêt, et il lui arrive de forcer un peu le procédé. Mais c'est la loi du genre, et il ne fait pas doute que le lecteur, devant l'abondance et la diversité des situations proposées, ne trouve de quoi passer quelques moments de franche rigolade.

Parmi les couples recensés par Rémi Bertrand figurent les termes «mail» et «courriel». Ils sont, avec quelques autres, au cœur du livre d'Aurélia Dejond, assidue elle aussi du «Jeu des dictionnaires», et journaliste spécialisée dans la communication sous toutes ses formes. Déjà auteur, il y a quelques années, de La cyberl@ngue française, elle remet le couvert avec un livre publié dans la même collection que celui de Gilles Dal, et intitulé plus sobrement encore Cyberlangage. Au menu : la langue utilisée par les habitués des textos, du courrier électronique et du «tchat» sur internet – pour laquelle les Québécois ont inventé le joli terme générique de «clavardage». Dans le débat qui oppose partisans et détracteurs de ces pratiques mutantes, Aurélia Dejond se range résolument du côté des premiers. Elle-même adepte fervente du cyberlangage, elle lui trouve de multiples vertus. Tout d'abord, il développe le goût du jeu : Internet, dit-elle, est «une grande cour de récréation planétaire». Ensuite, il déculpabilise l'utilisateur par rapport aux contraintes de l'orthographe et de la grammaire, lui permet de «dédramatiser» le langage afin de mieux «se le réapproprier». Troisièmement, il est un instrument de démocratisation, de nivellement des différences (d'âge, de race, de sexe, de niveau culturel, d'appartenance sociale) : derrière leur clavier, le cancre, la ménagère et l'ingénieur sont sur un pied d'égalité, et le plus doué n'est pas forcément celui que l'on croit. Elle ne craint pas d'affirmer, dans la foulée, que son usage «ressoude la fracture sociale» chère à Jacques Chirac. À ceux qui lui objecteraient que le clavardage entraîne un appauvrissement de la langue et des représentations, elle répond que les ados sont parfaitement capables de «cloisonner», que ce n'est pas parce qu'ils prennent des libertés avec les codes qu'une fois replacés en situation scolaire ou professionnelle, leur maîtrise de la langue s'en trouvera diminuée. D'ailleurs, argumente-t-elle, être capable de s'orienter dans la jungle des sigles, abréviations et autres émoticônes qui sont le quotidien des clavardeurs (et dont on trouvera dans la seconde partie un glossaire assez complet) ne suppose-t-il pas une belle capacité d'apprentissage et d'adaptation au potentiel créateur du langage? Et de s'autoriser de la caution de quelques grammairiens, certes minoritaires, mais parfois de premier plan, à commencer par le célèbre lexicographe Alain Rey, qui voit dans ces formes nouvelles une source d'enrichissement. Le débat est donc ouvert. Gageons qu'il le restera longtemps encore…