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Critiques de livres

L'invention de la modernité

Au philosophe comme à l'historien de la culture, il appartient de poser des questions d'une déroutante naïveté. Il leur revient d'enfoncer des portes en apparence ouvertes, pour donner du sens à des habitudes, des manies, des façons d'être que nous rangeons trop facilement parmi les gestes naturels ou universels. Ainsi regarder serait-il un acte d'une lisse évi­dence, que nous accomplissons à chaque moment dans 1 innocence, comme d'autres avant nous l'ont fait et comme d'autres continuerons à le faire. Voir, c'est voir ; regarder, c'est regarder ; seuls comptent l'objet où le regard se pose, sa forme et sa couleur.

Avec son essai De l'œil et du monde, Carl Havelange ne s attarde pas sur les tauto­logies du discours commun mais se confronte directement avec l'hypothèse de l'historien Lucien Febvre selon qui, dans l’histoire du regard interviendrait une coupure nette entre le XVle siècle, caractérisé par un « retard de la vue », et le XVIIe où la perception visuelle connaîtrait une « promotion ». L'idée est féconde qui « constitue la sensation comme un objet périment de l'enquête his­torique ». Il ne saurait cependant être question de « retard» ni d'une hiérarchie des sens à une époque donnée, mais bien d'un « ordre ancien du regard » auquel répond et avec lequel parfois coexiste « une institution moderne » difficilement datable et couvrant des domaines divers. Repérant quelques événements-clefs, qui seraient fondateurs de la modernité. Carl Havelange analyse notamment les impli­cations de l'invention du télescope. Mise au point en Hollande vers 1608, la lunette ne constitue d abord qu'un instru­ment pour voir plus loin, soit pour voir par anticipation ce que l'on ne peut encore constater, ce que Ion découvrira pourtant si on se déplace, si on entre à son tour dans la scène examinée à travers l'objectif. Per­fectionné par Galilée en 1609, le télescope ne devient outil de savant que lorsqu'il est utilisé comme tel, autrement dit lorsque le physicien « délaissant les choses de la Terre, [se parie] vers l'exploration du ciel ». Par son geste intuitif, Galilée invente un nouveau regard scientifique, qui est celui que seule « la lunette autorise » : s'il est possible, en effet, d'apercevoir avec ou sans instrument l'ennemi approchant de la ville, les satel­lites de Jupiter, pour leur part, demeurent à jamais accessibles au seul « regard artificiel ». En outre, Galilée, non content de voir, croit à ce qu'il a vu grâce au télescope, même s'il ne peut en fournir d'explication théorique complète ; il croit voir les reliefs lunaires, qui se révèlent banals pour nous mais inimaginables pour la plupart de ses contemporains. C'est à Kepler qu'il échoira de fournir les justifications optiques et de décrire le processus de la vision ainsi que l'image rétinienne. Au fil de pages très denses. Carl Havelange montre bien où se situe l'innovation : entre l'oeil et le monde s'insinue un troisième élément, l'image ob­jectivante, différente pour le physicien et le métaphysicien, pour le peintre et pour l'écrivain, mais qui ouvre à chaque fois « au discours et à l'expérience de soi des voies réso­lument nouvelles ». Des convergences d'ail­leurs se font jour, en des lieux quelque­fois inattendus. Alors que se rédigent des manuels de la pensée rationnelle, se co­difie également l'art de paraître dans le beau monde, de s'offrir fardé au regard de l'autre. Le baroque rétablit le masque, autorise la pirouette et la feinte. Mentir, tromper, différer, surtout se montrer, être vu tel que l'on veut sembler : ce sont les mots d'ordre, au plus loin des vibrantes déclarations des poètes lyriques de la Renaissance. Chez Scève, mais aussi Ronsard et Magny, le regard est agissant : c'est par lui, presque systéma­tiquement, que l'amour atteint les amants ; c est dans les yeux que brûle d abord la passion. Répétées jusqu'au cliché, les métaphores du regard témoi­gnent surtout de conceptions récurrentes dans la culture préclassique. La vision ne s'y envisage guère, en effet, dans des termes qui nous sont familiers. Repre­nant une alternative déjà présente chez. Platon et Aristote, des auteurs — comme Du Laurens ou Renaudot — se de­mandent si la vue s'effectue par émission ou par réception et, le plus souvent, tentent de démontrer l'une ou l'autre thèse. Les deux théories ne divergent toutefois pas to­talement, dans la mesure où, entre le monde et l'œil, elles ne supposent aucune médiation. L'œil se voit dès lors investi de pouvoirs, bénéfiques ou maléfiques, et de­vient lui-même le médiateur d'une » part efficiente de l'être ». Les traités de démonologie reviennent continûment sur la fasci­nation qu'exercé l'œil du sorcier. D'autres ouvrages, à caractère médical ou natura­liste, insistent, exemples à l'appui, sur les effets de l'imagination maternelle. Où qu'elle porte ses yeux durant l'étreinte ou la grossesse, la femme peut conditionner « far vertu Imaginative » l'apparence de l'enfant à naître : qu'elle regarde certains animaux ou des hommes noirs (fit) ou malingres ; qu'elle s'égare à observer quelque imperfec­tion de la nature, la mère transmet ces images au foetus, qui naîtra 3 son heure largué par une semblable difformité. Selon un déroulement similaire, où l’imagi­nation occupe une grande part, le regard facilite également guérisons et contagions. Les croyances et les superstitions ne dispa­raissent pas d'un coup, évidemment, à l'époque classique. Diversifiant ses sources et multipliant les citations, Carl Havelange ne décrit pas uniquement un » ordre ancien du regard ». Non sans érudition, il rend aussi compte, jusqu'au vertige peut-être, de l'état d'un monde qui nous semblait moins étrange ou étranger.

Laurent Robert

Carl HAVELANGE, De l'œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la moder­nité, Paris, Fayard, 1998, 500 p.