pdl

Critiques de livres

Charly Delwart
Circuit
Paris
Le Seuil
Coll Fiction & Cie
347 p.

Stratégie du pied de nez
par Sophie Creuz
Le Carnet et les Instants n° 148

Darius — un prénom sonnant tel le sabre au vent d'un général des armées — vient pourtant de se faire licencier. Une période d'incubation larvaire, de préavis, lui a permis de vivre cet échec comme le couronnement d'un parcours chevaleresque. Un cadeau en somme, pour service rendu à la grande entreprise, repos mérité après une course d'obstacles abscons, sans princesse à la clé. La sienne de princesse ne tarde pas à se faire la belle, peu encline à supporter un jeune homme dans la force de l'âge qui «se donne du temps pour réfléchir».

Réfléchir à quoi? Darius vaque, évalue mollement la possibilité très tendance d'opter pour un dandysme littéraire nourri aux mamelles alimentaires de la pub. En cette ère de la stratégie, de l'optimisation de son plan carrière, le trentenaire dénote, lui qui renâcle à regagner le troupeau. Il est ce jeune homme qui un jour a écrit sur les murs d'une cité universitaire «arrêter le monde je veux descendre». Après tout, se dit-il, l'humanité ne s'est point faite en un jour, pourquoi lui faudrait-il six mois pour devenir. Mais bientôt l'euphorie de la vacuité et la perspective de tous les possibles laissent poindre une légère angoisse. Les indemnités de départ n'ont qu'un temps qu'il devrait mettre à profit pour se trouver ou à défaut, s'occuper.

Encadré par un coach, le demandeur d'emploi est sommé de chercher une nouvelle affectation, une fonction digne de l'énergie dispensée par son mentor ès reclassement. Or, Darius entend se passer de tous et de tout et claque élégamment, avec un rien d'arrogance, la porte du positivisme et du marketing d'embauche. Son errance le conduit à assister à une conférence sur la guerre en Irak au siège d'une grande chaîne de télévision. Le langage et l'efficacité toute relative sur le terrain des combats tranchent avec l'air du temps. Un coup de fil personnel pousse Darius à déserter l'hémicycle pour s'isoler quelques instants, il entre dans un bureau vide, met les pieds sur la table et poursuit sa conversation. N'est-ce pas là l'attitude entreprenante et détendue d'un jeune employé comme on les souhaite? Le mimétisme est tel que la réceptionniste le confond avec un nouvel engagé. Et le voilà reconnu dans une fonction qu'il lui reste à créer.

Ce premier roman de Charly Delwart, jeune Belge installé à Paris, est culotté à bien des égards. Contournant l'autobiographie presque obligée des premiers récits, celui-ci est une sorte de portrait par défaut. Comment le marché du travail et ses attentes façonnent-ils les générations, les comportements, le système de pensée et les relations humaines? Charly Delwart prend un malin plaisir à pervertir son personnage, au départ plutôt sympathique avant que le grand marché n'altère ses facultés. La fonction crée l'organe, c'est bien connu.

Installé avec tous les attributs d'usage dans un bureau d'une grande chaîne d'information, Darius va devoir justifier sa présence, fournir un travail, ou du moins faire semblant, aller d'un pas vif de la machine à café aux studios d'enregistrement : avoir l'air. «Dans l'armée, il existe un rituel de visites amicales», lit-on dans L'art de la guerre de Sun Tzu, ainsi fait Darius qui va du rez-de-chaussée au sommet, de la petite main à l'attachée de direction, et se rend irrésistiblement indispensable.

Il n'a rien à dire? Il invente, fabrique des faits inexistants, plus révélateurs que les faits eux-mêmes. On l'a manipulé? Il manipule à son tour, moins kamikaze que Candide, invente de faux évènements symptomatiques d'une société arrogante, marchande, déconnectée de la réalité. L'outsider qu'il était est devenu malgré lui la bille du flipper qui alimente le circuit.

Charly Delwart délivre un conte philosophique où l'amoralité est récompensée. Réjouissant! Bien mené, sans ostentation à l'image de son personnage qui se fond dans le décor pour survivre, ce volumineux premier roman publié au Seuil est un joli pied de nez à notre ère du vide sous perfusion, à la société du spectacle, du mensonge et de la duperie généralisée.