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Critiques de livres

Destins croisés
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 151

Trop tard est un poème sur la mort d'un ami, sur la relation forte, presque fusionnelle, qui l'a uni au narrateur. L'histoire de ce texte est particulière : dans une première version, Laurent Demoulin l'avait conçu comme une suite de fragments dont chacun avait son écriture propre, mêlant alexandrins, vers libres, narration, article de journal, etc. Mais l'éclectisme de la forme entrait en contradiction avec la gravité du sujet. Il a donc remis l'ouvrage sur le métier, et tiré de la même matière un ensemble dont les différentes parties sont traitées selon un modèle unique. Chaque poème est composé de vers de six pieds disposés en deux colonnes, l'une en caractères romains, l'autre en italiques, et décalées ou intercalées de telle manière qu'on puisse lire chaque colonne séparément, ou passer de l'une à l'autre en zigzag, ce qui donne trois lectures différentes. Un dernier vers en romains, au bas de la colonne de droite, fait office de transition avec le poème suivant, en même temps qu'il synthétise ou universalise ce qui vient d'être dit. Le tout n'a rien d'un jeu gratuit, il semble au contraire que ce dispositif rende compte avec légèreté du véritable sujet : le deuil au travail par delà les années.

La vingtaine de poèmes qui composent le recueil se donnent à lire comme un tout unifié. Chacun présente une facette de la relation qui a uni les deux amis et qui se prolonge après la mort, en un ordre qui tient à la fois de la chronologie et de l'association d'idées. Sont tour à tour évoqués la perte, l'annonce du décès, son inscription dans la mémoire des vivants, l'accident de voiture et le séjour à l'hôpital, le souvenir des moments heureux passés ensemble, l'oubli qui peu à peu grignote la mémoire tandis que la vie continue, enfin la rencontre avec la mère de l'ami, qui donne à sa mort une profondeur historique. «L'odeur de l'hôpital» y côtoie «le dos des chevaux en soie», le «Lovelace mirliflore» est aussi un «génie enfermé», «l'île de vapeur» des vacances est un «Gondwana du nord», «ma fille (est) dans mes bras» réveille le souvenir de «l'ami au temps des cahiers bleus», et ces chocs subtils disposés en ondes successives pointent le séisme originel : «tu es mort à l'âge où / j'ai continué à être».

Le choix d'une forme contraignante est sans doute une manière, sur un sujet grave entre tous, de canaliser des sentiments qui, exprimés de manière trop directe, risquaient de tout envahir. Le danger, dans ce cas, est que la contrainte fige le ressenti, l'enserre comme dans un carcan. L'écriture de Laurent Demoulin parvient à éviter cet écueil, à garder intact le choc qui l'a fait naître, à nous le faire partager dans une forme originale qui allie émotion et ironie, sensualité et lucidité. Elle dit la révolte aussi bien que la résignation, dans une langue tour à tour familière et sophistiquée, où l'invention verbale n'est jamais gratuite, mais traduit la force vitale de cette amitié que ne pourra remplacer aucune autre. Le lecteur n'est à aucun moment voyeur, plutôt frère – ou sœur – du narrateur, et toujours libre, grâce à ce jeu d'ellipses et de miroirs, de se tenir à distance ou de pénétrer dans la densité de l'expérience.

C'est là, incontestablement, la grande réussite de ce livre. Ajoutons, ce qui ne gâche rien, qu'il bénéficie d'une mise en page soignée et de très belles illustrations signées Colette Schenk et Dacos.

 

Laurent Demoulin, Trop tard, Soumagne, Tétras Lyre, coll. Lettrimage, 2007, 32 p., Gravures de Colette Schenk et Dacos.