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Critiques de livres


Xavier HANOTTE
Derrière la colline
Paris
Belfond
2000
345 p.

Mon nom est Parsons

En deux temps, trois romans, Xavier Hanotte s'est imposé comme un des auteurs majeurs de sa génération, ca­pable de convoquer dans ses livres toute une époque, en restituant son épaisseur so­ciale et historique et la gueule de son atmo­sphère, pour parler comme les Enfants du Paradis, et, d'un même mouvement, de cer­ner chez ses personnages la part intime des sentiments personnels, des fêlures, des mo­teurs secrets qui déterminent leur action. Qui plus est, il fait partie de ces rares écri­vains qui ont réussi d'emblée à imposer le projet d'une œuvre-monde : où les person­nages, les motifs, les thèmes peuvent resur­gir d'un récit à l'autre pour jouer une parti­tion nouvelle.

Sans doute, la façon dont Hanotte a rejoint le champ littéraire, la manière noire qu'il a choisi d'infiltrer à ses débuts, a-t-elle favo­risé le développement autoréférentiel de l'œuvre, en même temps qu'il l'amarrait so­lidement au réel. Plus qu'aucun autre, en effet, le genre policier, même subverti de l'intérieur, autorise l'allusion interne, ne se­rait-ce que par le retour de certains protago­nistes. Ainsi, avec De secrètes injustices, nous étions-nous habitués à retrouver livre après livre la figure de l'inspecteur Barthélémy Dussert, traducteur à ses moments perdus du poète anglais Wilfred Owen, mort sous les drapeaux en 1918. Barthélémy n'appa­raît plus dans Derrière la colline, si ce n'est par la bande, tout à la fin du récit, et nous sommes loin des décors contemporains dans lesquels se déroulaient ses investigations. Le nouveau roman a en effet pour cadre prin­cipal la bataille de la Somme, durant la Pre­mière Guerre mondiale. Pourtant, le senti­ment demeure de l'unité profonde, quasi organique, de l'œuvre. Ce n'est pas seule­ment parce que, ici comme dans De secrètes injustices où l'inspecteur arpentait rêveuse­ment les allées du Mémorial d'Ypres, un ci­metière militaire impose sa mélancolique ordonnance. Ce n'est pas non plus à cause du caractère dialogique du récit, qui évoque en alternance deux moments historiques différents. (On se souvient que dans le roman précédent, un nom sur une pierre tombale redevenait, par la magie de l'imagi­naire, un personnage de chair et d'os, doté d'une histoire, d'un destin dont nul pour­tant n'avait gardé la mémoire. Ici on suit, au fil de chapitres ponctuant la trame narra­tive principale, la journée d'un jardinier chargé d'entretenir quelques-uns des cime­tières où reposent ses amis morts au combat 20 ans plus tôt, amis que nous avons appris à connaître par ailleurs. Dans les deux cas, présent et passé s'éclairent et s'étoffent mu­tuellement).

Au-delà des récurrences formelles, ce qui confère au projet littéraire de Xavier Ha­notte sa fondamentale cohérence, c'est qu'il est tout entier sous-tendu par une interro­gation sur les ressorts de la fiction et ses pouvoirs et, partant, sur la manière dont l'histoire, en tant que construction mentale, nous définit.

Il serait vain de résumer en quelques mots un roman d'une telle ampleur. On se contentera de dire que Derrière la colline met en scène un jeune lettré anglais du nom de Nigel Parsons, poète à ses heures sous le pseudonyme de Nicholas Parry, qui vient de se voir refuser la place d'enseignant qu'il postulait. Poussé par un dépit amoureux et par le militarisme ambiant (l'Angleterre doit voler au secours de la Belgique, dont la neutralité vient d'être violée), il va s'engager dans l'armée en même temps que William, un jardinier avec qui il s'est lié d'amitié. Nous vivrons avec eux les heures glauques de l'attente, dans les tranchées boueuses in­festées par les rats et les poux ; nous sui­vrons sur leurs pas les moments d'horreur de la bataille, en ce jour chaotique et fu­neste du 1er juillet 1916 où 40 000 soldats anglais alignés comme à la parade mouru­rent sous les feux allemands. Entre Nigel et William, entre l'homme de lettres et celui de la terre, s'est glissé un mi­roir infidèle, qui renvoie à chacun son image inversée : doubles, jumeaux, frères, amis, différents par la naissance et le destin. L'un périra au combat, l'autre cultivera la mémoire du disparu.

Captivé par le réalisme du récit, où le ro­mancier témoigne d'un sens de l'observa­tion sans faille, le lecteur quittera pourtant le livre avec le sentiment que tout n'est qu'illusion. C'est que le motif du double, parmi d'autres figures symboliques comme celle des anges dont il aurait fallu parler, n'est pour Hanotte qu'une manière de dé­stabiliser le réel, de contester son apparente unité, en particulier celle qui enferme les personnages dans le nom de leur père, pour retrouver au-delà des évidences sensibles une réalité qui n'est accessible que par les moyens de la poésie. Pour le dire trop vite, Derrière la colline pourrait se lire comme un adieu au père au profit de la fiction, cette étrange mère qui fait des hommes des en­fants de leur œuvre. Le destin de Nigel Parsons aurait-il été différent si, au lieu d'atta­cher gauchement le bracelet de sa montre à son poignet droit, il l'avait adroitement fixé du côté gauche ? La question peut se poser.

Carmelo Virone