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Critiques de livres


Éric Durnez
Sokott la bête
Carnières-Morlanwelz
Éd. Lansman
2005
71 p.

Trois visages d'Eric Durnez
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 140

Un an d'Anna, l'une des pièces récentes d'Eric Durnez, est le fruit d'un travail d'atelier mené en collaboration avec Gilles Guérin et des adolescents de la région de Castres, dans le cadre d'une action de sensibilisation et de formation au théâtre contemporain. Elle met en scène un groupe de jeunes gens, dix filles et quatre garçons, à une époque charnière de leur vie, celle où l'on passe de l'adolescence à l'âge mûr, où des décisions se prennent qui engageront l'avenir. En l'espace d'une année, de janvier à décembre, on les voit évoluer, hésiter, se retrancher, s'affirmer. Des amitiés, des amours naissent, s'interrompent ou se renforcent.

L'auteur a choisi, pour cette «fantaisie chorale», ainsi que la désigne le sous-titre, un parti-pris formel à la fois simple et contraignant. Chaque scène donne la parole tour à tour, dans un ordre variable, aux différents jeunes gens. Ce dispositif est quelque peu brouillé par la présence-absence d'Anna et de Zoé, qui n'interviennent jamais directement sur le plateau, mais seulement en voix off à la fin des scènes, ou à travers la parole d'autres personnages. Anna, qui donne son nom à la pièce, en est de fait la véritable figure centrale. Elle est celle qui veut «être prête à tout» – et d'abord à l'amour qu'elle ressent pour Zoé, laquelle pourtant fera le choix de retourner vivre dans son pays d'origine. Une relation traitée de manière sensible et pudique, comme le sont les autres thèmes abordés au cours de cette pièce qui, sans bavardage ni mièvrerie, prête aux adolescents une parole dans laquelle ils peuvent se retrouver, et mieux encore se trouver.

Aspartame est une brève pièce qui fait alterner les voix de deux personnages. Celle de Maria, employée d'une société prospère, qui incarne la réussite professionnelle, la soif du bonheur immédiat et, littéralement, à tout prix. Un bonheur qu'elle cherche dans une véritable frénésie de consommation : de ses visites au supermarché, elle conserve les tickets de caisse, qu'elle punaise au mur et au dos desquels elle inscrit ses pensées, en «une sorte de journal intime ou de poème en mille morceaux». L'autre voix est celle de Lisa, sa sœur, qui vit en Argentine et a rompu les ponts avec elle. Lisa raconte sa sœur, les raisons de leur éloignement, découvre le secret qu'elle a tenté de cacher, concluant : «Maria ne manquait de rien, sauf de l'essentiel peut-être.» Car Maria est morte, sans doute suicidée, après que la firme où elle travaillait a fermé ses portes pour cause de délocalisation.

L'enchâssement des deux monologues, l'un passé, l'autre présent, est saisissant. Il l'est d'autant plus qu'Eric Durnez a su, pour les faire se rencontrer, trouver un artifice scénique tout simple, mais diablement efficace. La lecture des tickets de caisse, avec leurs listes d'articles hérétoclites, est en elle-même désopilante, par l'effet d'accumulation et de répétition (ainsi les tomates pelées, dont la texture molle, semi-liquide, symbolise la dégradation d'une existence). Mais la découverte, au dos de ces mêmes tickets, des notations laissées par Maria, fait se serrer les gorges et s'étouffer les rires. Endroit et envers, existence factice et désespoir réel, culte de la réussite et échec programmé : ces petites bandelettes de papier qui présentent les deux faces d'une même réalité disent mieux que tous les discours la schizophrénie d'une société et de ceux (celles) qui en subissent la loi mortifère.

Sokott la bête nous entraîne dans un pays ravagé par une guerre civile qui n'est pas sans faire penser à celle des Balkans. Le décor est un théâtre en ruines, dans un bourg où survivent tant bien que mal une poignée de femmes âgées. Entre leurs mains, la Générale, femme de l'ex-dictateur Sokott, devenue leur esclave. C'est la fête des moissons et, bien qu'il n'y ait plus rien à moissonner, elles s'apprêtent à offrir leur prisonnière en sacrifice, comme pour exorciser le sort funeste qui s'est abattu sur le pays. Et puis il y a Isa, une jeune femme qui tente de s'opposer à elles, et son protégé, Lenn, un garçon de treize ans dont on veut faire la reine de la fête. Et il y a Alem, qui a été fait prisonnier par l'ennemi, forcé par lui à se battre contre les siens, et qui une fois libéré revient rôder autour du village – dans quel but exactement?

Bref, l'indécision règne, les rapports de force se font et se défont, tout est possible et rien ne l'est. L'impression de chaos est rendue par des scènes brèves, des dialogues sobres et tendus, des ellipses temporelles qui laissent la place aux revirements, aux incertitudes, aux ambiguïtés (ainsi, lorsque Sokott, que l'on croyait mort, refait son apparition, on se rend compte que son pouvoir de fascination sur les femmes, Isa exceptée, est demeuré intact par-delà sa déchéance). Eric Durnez signe là une fable efficace sur l'absurdité et l'atrocité du pouvoir totalitaire, où coexistent le tragique et le comique, la farce et l'horreur, en particulier à travers le duo ubuesque formé par Sokott et son épouse, qui ne rappelle que trop certains couples dont l'histoire récente nous a donné quelques tristes exemples.

S'il paraît difficile de réunir sous une même bannière ces trois pièces fort différentes par leur contenu et leur mise en œuvre, on y retrouve néanmoins les mêmes qualités : justesse de l'écriture, économie des moyens, sens de l'efficacité théâtrale. Elles suffisent à expliquer pourquoi Eric Durnez, auteur déjà d'une œuvre abondante et multiple, s'impose comme l'un des auteurs dramatiques importants de notre époque, dont la renommée a d'ores et déjà dépassé largement nos frontières.

 

Éric Durnez, Un an d'Anna. Fantaisie chorale, Carnières-Morlanwelz, Éd. Lansman, 2005, 44 p.

Éric Durnez, Aspartame, Carnières-Morlanwelz, Éd. Lansman, 2005, 34 p.