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Critiques de livres

Yvan Dusausoit
Mer du Nord. Plages d'enfance
Bruxelles
La Renaissance du Livre
2007
144 p.

La cour de récréation du pays
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants n° 148

Yvan Dusausoit, à qui le littoral et ses artistes ont inspiré déjà plus d'un livre (James Ensor à la lumière d'Ostende, Sur les pas des écrivains de la mer du Nord…), nous invite aujourd'hui, dans Mer du Nord. Plages d'enfance, à feuilleter «la première histoire illustrée de la cour de récréation du pays». La formule séduit et amuse, avec cette pointe de tendresse et de nostalgie qu'éveillent en nous des images de vacances, des bonheurs d'enfance : châteaux de sable, coquillages, fleurs en papier, cerfs-volants, jeux dans les dunes…

Souvenirs? Oui et non. Car devant la mer, le cœur s'ouvre, l'imagination s'envole, tout redevient possible, comme à dix ans. Et cet émoi secret se glisse dans la beauté des ciels, le miroitement de la lumière, le bruissement des vagues pour faire de la côte une contrée magique.

Nous la redécouvrons au fil des pages de ce livre-album qui déroule sa mémoire, ses paysages, sa culture, son folklore… Au rythme des photographies, affiches et tableaux.

Saviez-vous que les cabines de bains, sagement alignées le long de la digue, s'ébranlaient naguère en convois jusqu'à la naissance des vagues, pour ménager la pudeur des baigneurs privilégiés de la Belle Époque? Mais aussi qu'elles se transformèrent en campement de fortune lors de la Première Guerre, réquisitionnées pour héberger des réfugiés?

Vous doutiez-vous que les cuistax sont apparus dès le début des années 1930, remportant d'emblée un succès qui défie allégrement le temps et les modes?

On sourit à l'évocation des «trains de plaisir» des beaux dimanches, appelés aussi «trains des maris»; des malles, qui ont vogué durant un siècle et demi et que nous croyions éternelles… On fait escale à l'abbaye des Dunes, qui fut au Moyen Age le plus important monastère de Flandre. Abandonnée par les moines en 1625, pillée, elle «s'enfonça peu à peu dans les sables et l'oubli» d'où les archéologues l'arrachèrent au milieu du siècle dernier. On salue l'héroïsme fou des «Islandais», parmi lesquels nombre de pêcheurs de Coxyde et de La Panne, partant de Dunkerque pour d'hallucinants voyages de cinq mois, pêchant le cabillaud jour et nuit dans le froid glacial et les vents de tempête.

On se prend à rêver au visage qu'aurait le littoral si avait prévalu la ligne exigeante (et intelligente) des sociétés qui créèrent jadis les cités balnéaires avec un souci pointilleux de règles et d'esthétique. C'était le temps des villas, après lequel vint celui des hauts immeubles sans âme, bordant le front de mer d'un mur accablant. Et l'on enrage à la pensée de la navrante destruction d'une vaste partie du patrimoine naturel, sacrifiée à la fièvre immobilière. Surtout lorsqu'on apprend que Léopold II, conscient du danger, avait chargé en 1909 un urbaniste d'établir le relevé des propriétaires de dunes pour que l'État les rachète et les protège; sa mort arrêta net ce projet de sauvetage touchant plus de quatre mille hectares…

Sur les pas d'Yvan Dusausoit, nous flânons des jetées aux casinos, des maisons de pêcheurs aux résidences royales, des moulins (le seul dont les ailes tournent toujours s'élève à la lisière de l'abbaye des Dunes) aux phares, «oracles de la nuit sur la mer», dont l'ancêtre, le légendaire «Vierboete», qui se dressait à Nieuport depuis 1284, fut dynamité en 1914, condamné par les autorités car il constituait un repère idéal pour l'artillerie allemande. Croisons des carnavals et des processions. Égrenons les titres de journaux disparus : La Vigie de la côte, Le Carillon d'Ostende, La Flandre maritime, Le Courrier du littoral… où écrivirent Rodenbach, Verhaeren, Ghelderode.

Saveur et mélancolie. La côte perdue et retrouvée. Qui garde la trace de ceux qui l'ont le plus aimée. Hantée. Célébrée. Léopold II, bien sûr, qui l'a en quelque sorte inventée, métamorphosant un paysage rustique et sauvage en «une guirlande de cités balnéaires couronnées au centre par Ostende». Ensor et Spilliaert, peintres de génie, «opposés comme soleil et lune», qui forment avec Permeke un trio magistral. Paul Delvaux, le grand peintre du songe, intensément présent dans son musée, à Saint-Idesbald… Des écrivains, visiteurs de passage (Victor Hugo, Proust, Rilke, Joyce…) ou hôtes familiers : Marguerite Yourcenar, Marcel Thiry, Gérard Prévot, Paul Willems… Jean Muno, auteur d'un joli raccourci, moqueur et tendre : «La Belgique est un deux-pièces-cuisine avec vue sur mer.» Et, fermant ce beau, ce frémissant théâtre d'ombres, Henri Storck, le pionnier du cinéma belge, qui fit de son Ostende natal le personnage essentiel de ses premiers films.

Leur souvenir habite toujours «ces lieux de poésie, de peinture et d'enfance».