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Critiques de livres

Tarek Essaker
Les cheminants
Forcalquier
HB éditions
coll. Antiopées
2006
176 p.

Errements
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 146

J'ai du plaisir à prendre en main le livre de Tarek Essaker car je me dis que voilà un auteur qui vient d'oser écrire un poème de plus de 150 pages. À la manière d'un conte oriental, peut-être, avec le souffle des longues évocations…

Dommage que, d'emblée, la préface (de Vincent Lefèvre) soit obscure. Puis la présentation du texte peu claire… On y apprend néanmoins que le poème s'intéresse à Aghar, servante d'Abraham dont elle devint enceinte, qui fut chassée, contrainte à errer dans le désert où elle donnera naissance à Ismaël, premier des Ismaëlites. De cette femme à peine mentionnée dans la Bible, diverses traditions reprennent l'histoire en modifiant son nom et la place qu'elle occupe dans leurs panthéons.

Pour un auteur, je comprends que la tentation soit grande de profiter des multiples résonances des traditions autour d'une figure tellement peu connue qu'il est loisible de la réinventer complètement. Encore faut-il en tirer le meilleur parti. Or j'ai trouvé le propos embrouillé et confus – je ne dois pas être le seul vu les coquilles dans les noms d'Aghar – plutôt qu'éclairé ou porté par un souffle prophétique. C'est que Essaker fait de son poème un récit polyphonique où se croisent, entre autres, un témoin, Dieu, des prophètes et les cheminants, mêlant ainsi les voix in et les voix off parmi lesquelles manque surtout la limpidité de la voix de l'auteur. Il est certes possible de modeler tous les hommes en cheminants, dans un rapport à Aghar, puisque tous sont nés d'une femme et vivent peu ou prou, à l'instar d'Aghar, errance et déracinement, mais ce n'est pas parce qu'une mythologie reste imprécise qu'on peut lui faire dire n'importe quoi ni qu'elle autorise un commentaire improbable («face au vide / et à sa vigilance») en termes génériques ou creux («L'ineffable raison d'être et de croire»). Essaker a bien compris, pour la tradition comme pour lui-même, l'importance de la parole («Nul n'échappe / à la loi du récit»), mais il l'utilise sans l'habiter, en refusant d'accepter ou la solitude d'être. Toutefois, il n'hésite pas à proférer sa version, à affirmer qu'Aghar «rêve d'être rêvée, que dieu est absence», quand la parole de dieu s'édifie « pour te servir de demeure » dans un énoncé déboussolé : «je dois éviter ce que je cherche pour pouvoir comprendre.» Essaker impose un poème tiraillé entre l'obligation de croire et la déréliction, entre l'image d'un rêve et l'écho d'un vide, autant dire qu'ainsi écartelé, il «rédige sa souffrance par le sang» et s'aveugle de sorte que «Désormais, la haine nous sert de voile».
J'ignore l'intention de Tarek Essaker – le propos eût pu être beau – mais il aboutit à un discours errant, confus, qui prend des relents de rhétorique intégriste dans ce qu'elle développe de plus dangereux, par autosuggestion exaltée. Ni le poème, ni l'homme ne devraient viser à cet évitement du monde au profit de l'amplification d'un soliloque péremptoire, à fortiori s'il génère souffrance, violence et haine. Pourvu que la descendance d'Aghar y veille…