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Critiques de livres

Les visites de la jeune dame

Nous ne détestons pas vraiment nos hôtes immigrés. Nous les traversons comme des fantômes. Laurence Vanpaeschen renverse les rôles. Tendre fan­tôme blonde, elle va s'asseoir chez ces hôtes si mal connus, prenant le temps de se laisser ignorer, de devenir fantôme écouteuse. Peu à peu l'immigré flou devient portrait et ces portraits ont fait l'objet d'articles parus dans le mensuel C 4, puis récoltés aujourd'hui dans le livre Eux parmi nous. Laurence feint d'être dominée par ses personnages. Sa na­ture généreuse et même exaltée se dompte elle-même pour laisser au lecteur le choix de ses indignations. Elle transpose en un fran­çais subtil des témoignages provenant de toutes les cultures.

Cartier Bresson eût illustré le défilé de ses personnages : le Ghanéen tabassé parce qu'il a ouvert une boîte de sardines dans un su­permarché, et les déguste entre deux rayons. Le Zaïrois « artiste peintre populaire » chassé de Kinshasa pour y avoir exposé des toiles dépeignant la misère du peuple (et qui, arrivant à Liège, y retrouve une exposi­tion de ses œuvres, montée par un ami !). Et cet autre Zaïrois, sourd à cause des coups reçus sur la tête et qui se met donc à écrire, notamment un conte africain adapté à l'his­toire de Liège. Et puis la petite fille venue d'Italie qui part un matin à l'école avec un chewing-gum englué dans des cheveux non peignés, tant sa maman est accaparée par le travail — maman qui soupirera « si c'était à recommencer ma vie, peut-être que ce serait mieux de ne rien avoir, mais d'avoir été plus en famille ».

Impossible, depuis Laurence, de se détour­ner de l'ouvrière qui « sent la FN », puant l'huile de machine et cachant mal le creux de ses bras picore d'eczéma. Une odeur qui dénonce sa connivence forcée avec l'arme­ment, alors que son mari peut déclarer haut et clair qu'il travaille dans une chocolaterie...

Pour qui ne parle pas notre langue, les entre­prises de nettoyage sont envoyées de Dieu : « Je dois avoir nettoyé le pays entier !», s'écrie un immigré.

Un enfant adopté venu des Indes fournit l'un des témoignages les plus subtils. Ses parents belges détestent les Africains, et même tous les étrangers. Ils adorent pour­tant leur fils adopté, qu'« ils voient blanc » ; adopté, intégré, il doit être devenu blanc de peau et raciste de cœur. Mais cet enfant comprend qu'il joue le rôle d'un signe exté­rieur du bien que l'on a fait par lui. Il se re­proche de ne pas remercier assez ses pa­rents. Par des frères et sœurs plus âgés, il pourrait connaître quelle a été leur vie là- bas, mais il ne veut pas. Il veut continuer à imaginer sa maman aux Indes. Ce livre n'est pas une collection d'anec­dotes. Il touche à l'histoire, nous rappelle des dictatures moins connues, telle l'uru­guayenne qui a fait passer 40 % de sa popu­lation dans les geôles : c'est facile à compter puisque c'est inscrit sur la carte d'identité. Et tous les relents de pinochétisme au Chili. Ce serait donc tentant d'avoir bonne conscience, en regardant du côté des pires. Mais Laurence renvoie dos à dos, d'une part, les misères d'ailleurs, les atteintes à la liberté, le fanatisme religieux, et d'autre part, nos misérables tracasseries, nos jongle­ries avec le droit des hommes, notre flirt avec les limites de la démocratie. Pourquoi toutes ces demi-mesures accordées du bout des lèvres, néfastes au processus d'intégra­tion ? Pourquoi ne pourrait-il y avoir, dans les partis existants, des candidats issus de l'immigration ? D'autant que les élus profi­tent des non-Belges : à Seraing, sur les soixante mille habitants, un quart est sans droit de vote : quinze mille personnes ré­duites au mutisme, mais bonnes pour four­nir à la commune deux échevins en plus (car le nombre d'échevins dépend du nombre d'habitants). Et pourquoi la « pe­tite nationalité », qui permet de voter mais non d'être élu ? Pourquoi l'autorisation de travailler, pis-aller du permis, qui laisse à l'immigré la charge de se procurer un per­mis B, lequel n'est que ponctuel, pour un emploi donné.

Qui ne clame chez nous contre les atrocités en Algérie ? Mais tel journaliste algérien ré­fugié ici raconte sa pathétique et vaine quête de travail, de tout travail quel qu'il soit. Alors, ne versons plus des larmes de crocodiles sur ceux qui doivent rester là-bas s'offrir à la boucherie.

Je suis violente ? Laurence ne l'est pas. Les témoins qui parlent par elle ont acquis une certaine philosophie. Un Yougoslave (qui n'ose afficher sa qualité de Serbe) lui dit : « Ce qui se passe chez moi ne relève plus de la politique mais de la médecine. Ces conflits relèvent de la folie ». Une Algé­rienne pense qu'elle a puisé son courage dans ses frustrations de femme, mais une autre pense au contraire que les brimades imposées aux femmes les empêchent de se faire des griffes. Un musulman soupire que les Européens oublient ce que les autres ci­vilisations leur ont apporté. Beaucoup con­statent que l'être humain est partout le même, et que pourtant la discrimination existe partout.

J'ai des scrupules : peut-être ai-je mal choisi mes exemples, peut-être cueillerez-vous d'autres leçons, en pénétrant avec Laurence dans une forêt humaine soudain révélée, moite de la chaleur de ces immigrés nostal­giques d'une hospitalité dont ils ont l'art. Au moins Laurence leur a-t-elle apporté un parfum d'hospitalité en allant les écouter.

Lise Thiry

Laurence VANPAESCHEN, Eux parmi nous, préface de Jean Ziegler, Bruxelles, Editions Luc Pire, 1998, 187 p.