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Critiques de livres

Vera Feyder
Contre toute absence. Poèmes 1960-2003
Châtelineau
Le Taillis Pré
2006
444 p.

Eaux sombres
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 147

«Je mourrai solitaire». Le premier vers du premier poème de Vera Feyder donne le ton qui va marquer toute sa poésie, aujourd'hui entièrement rééditée sous le titre Contre toute absence, qui couvre plus de quarante années d'écriture. Cette solitude et cette absence sont inscrites au plus profond de l'auteure, dans la fragilité d'une enfant qui voit son père, poète lui aussi, disparaître à Auschwitz. La déchirure causée par cette perte sera irréparable dans sa mémoire et l'effroi de la barbarie ne cicatrisera pas dans sa chair. «Il n'y a rien à dire : on ne meurt que de son enfance». Et rien à ajouter à la souffrance, mais, «sous le choc sismique d'une première passion amoureuse» (comme elle s'en explique dans la postface), les premiers poèmes naîtront qui mèneront à une vie d'écriture, l'«exutoire trouvé».

Il ne faut pas s'y tromper cependant, Vera Feyder n'utilise pas la poésie comme une confession ou comme une analyse thérapeutique. Si elle se décide à écrire, bien qu'il n'y ait rien à dire, c'est pour que son verbe prenne de la hauteur – «accepte d'honorer son rendezvous avec la grâce», souligne André Velter – même, et sans doute surtout, s'il ne s'agit que de fouiller les ténèbres, car c'est bien là que la lumière est nécessaire, là où on peut «ouvrir patiemment le chemin / dans le chaos humain […] pour être tout ensemble / la flamme et l'éclaireur». Mais le combat contre l'obscur est sans cesse à reprendre, les titres successifs en témoignent : Ferrer le sombre, Franche ténèbre, Le fond de l'être est froid… Le doute se manifeste alors, et des sentiments d'impuissance ou de dispersion, même si «tout est maison à qui sait y entrer».

Connaître ces détails de la vie de Vera Feyder n'est pourtant pas nécessaire à la lecture de ses poèmes. En effet, le premier recueil, Le temps démuni, datant de 1961, me semble plutôt marqué par le ton de l'époque, existentialiste, voire germanopratin, que par les épreuves particulières d'une vie ; l'angoisse et le désenchantement imprègnent le monde («Le couchant s'est paré du désespoir des hommes») et il faut pour y vivre «réécrire la vie». Les sentiments personnels sont en phase avec l'air du temps, au point qu'ils s'y confondent, mais on sent aussi que ce n'est pas la mode qui fabrique cette nouvelle voix – laquelle persistera et s'imposera comme on le sait. Feyder se coule dans l'époque bien plus qu'elle ne se laisse porter et, d'emblée, pose les jalons qu'on retrouvera dans la suite de son œuvre. Ainsi de l'interrogation sur le sens de la passion, de son amour des arbres, de ses fréquentes images et métaphores de l'eau, de son questionnement du temps, de l'invocation de la mort… Ainsi encore du manque, de l'absence, de ce sentiment d'incomplétude qui ne la quitteront pas. Dès le premier recueil, Feyder référence son monde.

Dans la suite, ce ne sera donc pas tant sur le fond qu'interviendront les variantes. En revanche, Feyder se laisse tenter par des jeux sur la forme (essentiellement sur la disposition spatiale des poèmes) qui témoignent de désuètes recherches littéraires qui, à mon sens, n'ajoutent rien, mais l'entraînent parfois, comme dans Le sang la trace, à un abus d'exhortations et de points d'exclamation.

Cette remarque n'empêche pas de considérer que cette œuvre méritait pleinement d'être rééditée, mais il faut prévenir le lecteur qu'entre la déchirure initiale et l'exposition continue, intime, du sentiment qui en résulte, les poèmes vibrent d'une telle tension bouleversante qu' il ne pourra les découvrir qu'à petites doses. Et qu'il lui faudra accepter que l'auteure, emportée sans doute, surenchérit, par certaines expressions, sur sa propre douleur («le corps impatient d' une attente» ou «j'ai tout formulé par annulation»), voire se positionne comme à l'écart d'elle-même. Difficile, dans ces circonstances, d'envisager une réconciliation. Et s'il faut attendre la page 356 pour voir apparaître

le mot «bonheur», on a compris depuis longtemps que Feyder ne doit pas volontiers prendre la plume dans les moments heureux (les moments de rémission?), même si certains des derniers textes sont parfois joyeux.

Du reste, ce qui vaudrait d'être longuement analysé, c'est cette sensualité qui innerve les poèmes, discrète mais toujours présente, et qui emporte la connivence. Tout un chacun s'y reconnaîtra car il se sent «un sac de peau / dont il était / captif / la frileuse doublure». De cette fragilité, Vera Feyder se dédommage avec une singulière compassion.