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Critiques de livres


Fin de siècle et symbolisme en Belgique, œuvres poétiques.
Edition établie et présentée par Paul Gorceix
Complexe
1998
660 p.

Entrevisions

Un an après La Belgique fin de siècle consacré à la prose et au théâtre de l'avant-siècle, Paul Gorceix propose avec Fin de siècle et symbolisme en Belgique une anthologie poétique de la même pé­riode.

Avec ces deux volumes, auxquels il convient d'ajouter La Belgique artistique et littéraire (essentiel à la compréhension des débats es­thétiques qui agitèrent l'époque), le lecteur dispose d'un panorama complet des œuvres fondatrices de notre littérature, dans une édition fiable (à quelques coquilles près qui se sont curieusement concentrées sur Théo­dore Hannon), qui ménage un bon com­promis entre l'ouvrage savant, nanti de toutes les introductions et bibliographies souhaitables, et l'édition grand public : les textes sont donnés heureusement sans an­notation, permettant à qui veut passer outre à l'appareil critique d'entrer de plain pied dans les œuvres.

Plusieurs d'entre elles étaient devenues d'un accès difficile. C'est le cas pour quelques précurseurs qui assurèrent la transition entre Baudelaire et le symbolisme et tien­nent la vedette américaine du volume, avant l'entrée en scène des ténors Verhaeren, Rodenbach, Maeterlinck, Elskamp et Van Lerberghe. Pour beaucoup de lecteurs, les vo­luptueuses Rimes de joie de Théodore Hannon constitueront une découverte. Fu­sionnant avec brio des influences contradic­toires — de Baudelaire au décadentisme en passant par Banville et le Parnasse —, elles ne méritent nullement l'oubli relatif dans lequel elles sont tombées, malgré la caution de Huysmans qui les rangea en bonne place dans la bibliothèque de Des Esseintes. En regard, La Nuit d'Irwin Gilkin fait davantage figure de document d'époque : cette œuvre à la morbidité involontairement pa­rodique, sur laquelle plane l'ombre fréné­tique des petits romantiques français, rap­pelle au moins le retentissement décisif des Chants de Maldoror, découverts en 1885 par les rédacteurs de la Jeune Belgique. Dans une substantielle introduction, Paul Gorceix met en valeur la spécificité du sym­bolisme belge qui, loin d'être une excrois­sance du mouvement français, rendit une intonation propre dans le concert européen (comme on ne disait pas encore). Il en rap­pelle les sources souvent étrangères au sym­bolisme parisien (Maeterlinck en particulier fut marqué par la langue baroque de Ruysbroeck et la pensée de Novalis), l'impor­tance de son enracinement géographique et sa singularité linguistique : Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Elskamp et Van Lerberghe (seul Mockel fait exception) sont des Flamands qui écrivent en français, de sorte qu'autant sinon plus que par leurs thèmes, c'est dans la langue même qu’ils in­troduisent une étrangère, une sorte d'exo­tisme sensible surtout chez Max Elskamp, chez qui la désarticulation du vers et de la syntaxe, mêlant à des recherches subtiles la naïveté des refrains populaires, produit un timbre inoubliable.

La quête de l'insondable, la révélation du secret des âmes et du monde — dans un double mouvement où le moi se fond au décor tandis que le paysage investit les pro­fondeurs du cœur, sans qu'on sache lequel des deux est la métaphore de l'autre —, c'est bien dans et par le langage qu'elle va s'accomplir, par une poétique de l'évocation multipliant échos et résonances. Langage infiniment suggestif, tantôt artificiel à l'excès (« Sa bouche apâlie arborerait infréquemment le sourire navrant de ses désabus », se moquera gentiment Alphonse Allais dans un délectable Poème morne traduit du belge), tantôt coulant de source en une veine plus familière qui nous touche peut-être davan­tage aujourd’hui — étant entendu que la sa­vante simplicité des Quinze chansons de Maeterlinck ou de l'admirable entre toutes Chanson d'Eve de Van Lerberghe est le fruit d'une élaboration des plus poussées. C'est dire si le symbolisme ne représente pas seulement une étape parmi d'autres de l'his­toire littéraire mais marque un véritable changement de paradigme poétique, le moment-charnière où, dans le sillage de Mal­larmé, la poésie tend à se constituer en champ autonome. Cette brisure essentielle engendra sur-le-champ un flot de théories difficilement conciliables, des plus nébu­leuses aux plus pertinentes, d'où se déta­chent les Propos de littérature d'Albert Moc­kel, qui ferment l'anthologie. Partant de l'image, Mockel distingue l'allégorie du symbole. La première relève d'une démarche intentionnelle, la deuxième est le produit de l'intuition. L'allégorie part d'une idée abs­traite pour en donner une représentation univoque et explicite, tandis que le symbole part des objets concrets pour suggérer une pluralité de sens, susceptible d'interpréta­tions sans cesse renouvelées, appelant la par­ticipation active du lecteur, qui devient du poème, au sens propre, l’ inventeur.

Thierry Horguelin