pdl

Critiques de livres

Contes pour apprendre à mourir

Je sentis alors / s'échapper de ma fon­tanelle / puis s'élever lentement / jusqu'au plafond de ma chambre, / ce caillou ovale / que j'avais toujours cru tenir / bien serré entre mes dents.

Le récit a les proportions d'un conte de fées, d'ogres et de cités englouties. Il ne se termine pas par une morale mais n'en ressemble pas moins à une para­bole dont il est périlleux de fixer l'enseigne­ment. Il ne raconte pas l'histoire de Poucet ou de Peau d'Ane mais déploie les étapes d'un parcours initiatique. Il est, par ailleurs, « richement illustré » de dessins et de gravures, et son grand format rectangulaire a le charme de ces livres qui ont, comme on dit, bercé notre enfance. Il n'est pas en vers mais distribué en petits fragments cohérents qui, chaque fois sanctionnés par une illustration, obligent des pauses à la lecture, et à tourner lentement les pages.

L'événement fondateur se produit dès le début du livre. Pas de prémices, de précau­tions narratives, de travail d'identification ni d'« il était une fois » : étendu dans sa chambre, le narrateur sent les os de son crâne se séparer avec lenteur. Dès lors, l'aventure peut commencer. Entre sommeil et veille, entre rêve et réalité, entre naissance et renaissance, d'une douce cruauté, le voyage s'accomplit. Le héros de Fontanelle ne traverse pas d'em­blée des contrées inconnues, peuplées d'êtres inquiétants. Si l'étrange préside à chaque étape de son itinéraire, c'est d'abord comme transformation du perçu, progression men­tale à travers la forêt des anamorphoses. De la fontanelle où bat le cœur du nouveau né au caillou qui s'élève pour devenir la lune, de la lune-pendule au miroir qui reflète son vrai visage, le héros atteint par à-coups une conscience inédite lui faisant embrasser, sous forme de fiction, l'ensemble de sa destinée. Il connaît l'abolition des limites et l'effon­drement de ses repères sensibles. Son voyage apparaît souvent comme une longue attente au pays du vent. Alors qu'il n'a, jusqu'ici, vécu d'autre esclavage que celui des caprices de sa nature, il se soumet aux lois d'une nécessité dont il ne comprend pas le dessein fondateur.

Le lieu où il arrive, aux termes de la traversée terrifiante à laquelle il a consenti, ressemble aux cités rêvées du moyen âge, embrouillées de murailles et de ruelles, cauteleuses et sombres. Là évoluent des hommes et des femmes prisonniers de leur condition, ainsi que des gestes immémoriaux qu'elle leur fait accomplir. Délicats, impassibles, ils ont l'air, par la grâce du dessin de Michel Smolders, de petits samouraïs. Par la grâce de l'écriture, ils sont des enfants-hommes se prêtant de­puis toujours aux règles d'un jeu sérieux. Là, le narrateur vit comme un étranger, con­traint à une perpétuelle discrétion. Là, sur un coup de dé, il devient roi. Comme tous ceux de sa lignée imaginaire, il se poste en sacrifice face à la mer, dans l'attente du monstre qui viendra l'emporter. Est-ce une seconde naissance ? Le narrateur cherche-t-il à se réapproprier les lois com­munes du temps et de l'espace ? L'intuition du néant fait-elle vouloir vivre la mort dans le sein maîtrisé de la fiction ? S'agit-il d'une régression lumineuse ou d'une voyance des catastrophes qui ne cessent d'être à venir ? La boucle se boucle, de la vie à l'oubli et vice versa, par le biais d'une fleur rouge qui monte au cœur d'une chambre ressemblant, avec sa tapisserie surannée, à celles où l'on connut autrefois l'angine ou la coqueluche. La profonde cohérence du livre de Michel et Olivier Smolders nous fait songer qu'ici, la collaboration entre le père et le fils a été première, a motivé dans son ensemble l'éla­boration de l'ouvrage.

Françoise Delmez

Michel et Olivier SMOLDERS, Fontanelle, Editions du Scarabée et Editions Yellow Now, 1994.