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Critiques de livres


François WEYERGANS
Franz et François
Paris
Grasset
1997
349 p.

Au nom du père et du fils...

On ne se remet pas — paraît-il, mais j'ai la chance de ne pas le savoir — de la mort d'un père. On ne la classera pas, on ne la rangera pas dans un ti­roir ; au besoin, on pourra la dire et même ne rien faire d'autre : d'un livre à l'autre, un Jacques Sojcher bégaie le « père calciné », se range à l'obsession de « parler père, dans la lumière, en fermant les yeux... » Or, c'est parfois quand survient l'inguérissable ab­sence qu'il est seulement possible d'expri­mer ce qu'était la présence du père : un souffle, une faible trace, le souvenir d'un in­connu lointain ou d'un Maître inégalable et étouffant — ou rien de tout cela, évidem­ment. Grossièrement dit, Paul Auster de­vient doublement écrivain après la mort de son père : il a reçu en héritage l'aisance matérielle pour écrire enfin ce qu'il veut, à plein temps ; et c'est la disparition de cet « homme invisible » qui a servi de point de départ à L'Invention de la solitude, sa pre­mière longue prose.

Dans Franz et François, François Weyergans cède la parole à... François Weyergraf, un écrivain qui ne parvient pas à terminer un livre consacré à son père, l'essayiste, critique et romancier catholique Franz Weyergraf, disparu vingt ans plus tôt. Parce qu'il est très léger, le travestissement des patronymes souligne combien c'est du réel qu'il est question, combien c'est avec lui que l'au­teur se plaît à jouer. Dans le même temps, il conforte, d'une façon qui n'a rien d'inno­cent, le statut purement fictionnel du texte. Une grande pudeur se préserve derrière le martèlement constant de « ceci est un roman, ceci n'est pas ma vie » ; mais c'est aussi une force de la liberté romanesque de n'être pas tenu au procès-verbal et de s'accorder les privilèges de l'excès, de l'ou­trance, de l'humour. Auteur de best-sellers, Franz Weyergraf rédigeait des essais auto­biographiques où il prenait pour modèle sa chrétienne petite famille et où il donnait des conseils de fidélité aux jeunes couples présents ou futurs. La fiction de Franz et François trouve donc encore une justifica­tion interne, dans le fait d'écrire sur le père et contre lui, mais précisément pas comme lui, en se gardant bien d'englober les faits, acteurs et opinions dans un discours d'auto­rité où des vérités s'assènent et où s'impose une (contre-)morale :

Si mon père avait écrit un roman, je n'aurais pas réagi si violemment. Je n'en aurais pas pensé moins, mais il aurait eu la plus élémen­taire des politesses : il n'aurait pas parlé de moi comme si j'étais à sa disposition. Il aurait inventé un personnage qui m'aurait ressemblé, chez qui j'aurais retrouvé des traits de mon caractère mais qui n'aurait pas été moi. Il y aurait eu création.

A travers le portrait d'un homme qui fut toute sévérité et, au fond, tout dogmatisme, c'est une époque et un monde révolus qui se donnent à lire. C'est le temps, pour un jeune catholique, de se méfier de « Camus et d'autres », ces « existentialistes », et de savoir que Sartre fait toujours partie « d'écrivains qui se vautrent dans la boue ». L'éteignoir sous lequel est tenu le jeune François fait de lui un être complexé, soucieux à l'extrême d'être aimé et admiré par son père, mais ac­complissant, presque systématiquement, le contraire de ce qu'on attend de lui. On le voudrait cinéaste à part entière : il s'affirme comme écrivain, comme s'il voulait porter atteinte à la chasse gardée de son père et la salissait de son récit graveleux. On le vou­drait fidèle et heureux dans le mariage : il divorce et trompe sans vergogne sa nouvelle compagne, la mère de ses enfants. La contradiction entre le rigorisme religieux de Franz et les frasques de son fils nous vaut quelques scènes drolatiques, où l'on ap­prend, entre autres choses, comment s'en tirer à bon compte à la confession après avoir été masturbé par une prostituée ; et l'on n'est pas si loin de Woody Allen quand François s'allonge dans le cabinet d'un psychanalyste malicieux sensé guérir son an­goisse agoraphobe. Tout n'est certes pas bouleversant d'originalité dans le dernier roman de François Weyergans. Avant lui, David Lodge a beaucoup tartiné sur le thème du « catholicisme au vingtième siècle (et comment s'en débarrasser) ». Le filon est commode, et qui n'en rirait pas ? L'auteur de La Démence du boxeur nous ménage ce­pendant quelques moments de grâce. Ce sont les premiers bouts de film tournés en Provence et le vain désir pour la jeune Ma­ryse. C'est une troublante Américaine dont le narrateur sauve un morceau de vie, en trois pages très tendres où passent un Jean Piaget flegmatique et le vent de la nostalgie. Et quant à ce qui est vrai ou faux, part de l'imaginaire ou de la mémoire, il est clair que tout le monde s'en moque.

Laurent Robert