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Critiques de livres

Georges Simenon
Tout Maigret. Tome X : Les nouvelles
avant-propos de Dominique Fernandez, Pierre Assouline et Denis Tillinac
notes et iconographie de Michel Carly
Paris
Omnibus
2008
816 p.

Simenon en stock
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 152

Deux nouvelles parutions «simenoniennes»… Encore! diront certains; ceux-là même sans doute qui ne connaissent l'oeuvre du génial romancier que par la vision distraite de quelque téléfilm ou par la lecture paresseuse d'un unique Maigret pour satisfaire la prof de français, jadis… Tant pis pour eux s'ils se sont autorisés à en juger une fois pour toutes, c'est une richesse qui manquera à leur vie de lecteur!

Souvent, je m'interroge : malgré l'intérêt inlassable de ses éditeurs, Simenon aurait-il été condamné par des dieux jaloux à rester un célèbre inconnu pour l'éternité? La méconnaissance de nos contemporains à propos de son oeuvre ne cesse de m'étonner. Hier, c'est Les anneaux de Bicêtre, c'est Le Petit Saint que je trouve au rayon «Roman policier-Thriller» d'une grande librairie dite universitaire (alors, pourquoi pas L'Étranger de Camus classé en catégorie «Voyages»?); aujourd'hui, c'est toute une classe de grands ados qui répond par un silence sincère à ma modeste question : «Vous connaissez Maigret?

Avec ses «nouveaux Simenon», Michel Carly, l'auteur de l'irremplaçable Sur les routes américaines avec Simenon (Omnibus, 2002), nous interroge pareillement. Car plus d'un amateur sera surpris de découvrir ce dixième et ultime tome de l'édition intégrale des cent trois Maigret, menée par Carly dès 2007 aux éditions Omnibus. Après les septante-cinq romans repris dans l'ordre chronologique de leur parution au fil des neuf premiers volumes, ce dernier tome rassemble toutes les nouvelles qui mettent en scène le commissaire. C'est la première fois que ces vingt-huit enquêtes brèves sont rassemblées en un seul volume. Souvent «prépubliées» dans des organes de presse, la plupart sont longues d'une quinzaine de pages seulement (seule la nouvelle intitulée «Un Noël de Maigret» en compte une bonne cinquantaine).

La France de Maigret vue par les maîtres de la photographie du XXe siècle
textes de Georges Simenon réunis par Michel Carly
préface de Denis Tillinac
Paris
Omnibus
2007
216 p.

Que penser de Simenon nouvelliste? L'avant-propos de l'académicien Dominique Fernandez est éclairant : «Rien ne semble, de prime abord, plus opposé à cette esthétique du coup de théâtre, du coup de poing, que l'art [de Simenon], fait de lenteurs insinuantes, de contours brouillés, de tâtonnements dans la brume. […] C'est le génie de cet écrivain de s'être montré aussi à l'aise dans le texte bref que dans le texte long, et sans rien changer à sa manière. […] [Simenon] ne se hâte pas plus pour raconter une histoire en vingt pages que pour la raconter en deux cents, les types humains qu'il choisit ne varient pas, et, pas plus que ceux des romans, ils n'offrent de prise au sensationnel, au spectaculaire.»

Son biographe, Pierre Assouline, n'est pas moins enthousiaste : «Ces brèves de littérature policière ne sont pas pour autant les ersatz d'un sous-produit de la grande oeuvre. Les enquêtes obéissent à la même logique de construction héritée du théâtre grec (crise, passé, drame, dénouement), les intrigues sont crédibles et l'écriture n'est pas bâclée. L'économie ne se fait sentir que dans la distribution comme on dit au cinéma, ou plutôt au théâtre car la courte distance du récit suggère ici le huis clos. […] C'est bien lui, le même Jules Maigret, sur 15 pages comme sur 150 pages. L'importance de l'enquête n'y fait rien : brève ou longue, elle sort pareillement du cerveau d'un romancier-nez.»

Les lieux dans lesquels se développent ces fictions font l'objet, comme dans les volumes précédents, d'un cahier iconographique de seize pages, intitulé L'univers de Maigret. Michel Carly y épingle plus particulièrement deux nouvelles qui se déroulent en Belgique… «Peine de mort» voit Maigret poursuivre un suspect jusqu'à Bruxelles et s'installer à l'hôtel Palace, qui borde aujourd'hui encore la place Rogier — mais sous une autre enseigne. Quant à la ville natale de Simenon, elle est bien évidemment évoquée à propos du «Témoignage de l'enfant de choeur». On y retrouve la Liège du début du XXe siècle, quand le petit Georges faisait de son quartier d'Outremeuse, de la chapelle de Bavière à l'église Saint-Pholien, son terrain de jeux.

Ce sont d'autres lieux — mais tout aussi simenoniens»! — qui sont célébrés dans La France de Maigret vue par les maîtres de la photographie du XXe siècle. Parler de «beau livre» à propos de cet in-quarto richement illustré de tirages en noir et blanc n'est pas seulement une définition de l'objet, c'est aussi un jugement de valeur tant l'album est enchanteur. Les oeuvres des maîtres de la «photographie humaniste» (Doisneau, Cartier-Bresson, Boubat, Brassaï, Ronis, quelques autres encore; tous plus ou moins contemporains de Simenon) sont associées à de brefs extraits de «Maigret». C'est une phrase de Cécile est morte qui vient en contrepoint d'une photo de pipelette parisienne saisie par Janine Niepce; ce sont les quais de la Seine qui s'éclairent d'une irrésistible poésie nostalgique sous le regard de Willy Ronis qu'accompagne un dialogue de Maigret et le clochard; c'est une noce de banlieue que sublime Robert Doisneau et les personnages de La Guinguette à deux sous; c'est une partie de campagne revue par Henri Cartier-Bresson où Maigret s'amuse; c'est le Nord d'André Gamet, la Normandie de Pierre Jahan, la Bretagne de Jean-Philippe Charbonnier, la Vendée, le Midi, les gares, les canaux, les… C'est «une France disparue et sublimée», comme l'écrit joliment Michel Carly (qui, subtilement, a choisi les citations sans les rendre redondantes); c'est toute la France de Maigret rendue en un album à la fois émerveillé et vériste qui demain dira, plus et mieux que dix essais ethnologiques, ce que fut ce coin d'Europe occidentale dans l'Entre-deux-guerres.