pdl

Critiques de livres


Thomas Gunzig
Kuru
Vauvert
Éd. Au diable Vauvert
2005
272 p.

Les chaussettes sales de la démocratie
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 140

Thomas Gunzig nous a habitués aux titres longs et énigmatiques. Avec Kuru, son dernier roman, il fait le choix de la brièveté, mais ne renonce pas pour autant à l'originalité. Car de kuru, il ne sera pas question dans le livre, si ce n'est sous la forme d'une citation placée en exergue : il s'agit, selon le Grand Larousse médical, d'une maladie du système nerveux de la famille des encéphalopathies spongiformes, aujourd'hui en voie de disparition «car la consommation rituelle de cerveaux humains a quasiment cessé d'être pratiquée». Mais s'ils ne sont pas menacés par le kuru, la plupart des personnages présentent des pathologies ou, disons, des singularités diverses. Soit Fred, Paul, Pierre et Kristine, que réunit leur commune implication dans la lutte contre la mondialisation. Le premier est assailli de mouches qui se mettent à bourdonner dans son cerveau à la moindre contrariété, le second endure le martyre à cause d'un minuscule poisson qui a colonisé son système urinaire dans une rivière sud-américaine. Si Kristine, la militante rigide, paraît exempte de ces facéties de la nature, en revanche Pierre, son compagnon, mérite une mention toute spéciale : il est ni plus ni moins qu'un clone de son père, sujet à de multiples allergies et doté sur le ventre d'une petite bouche fossile… Deux autres personnages viennent s'ajouter à ce quatuor : il s'agit de Katerine, une ravissante idiote, cousine de Fred et objet de tous ses fantasmes, dotée de pouvoirs télékinésiques, et qui présente les signes d'une mystérieuse grossesse – phénomène d'autant plus étrange que son mari, le non moins beau et futile Fabio, souffre d'éjaculation précoce…

Thomas Gunzig envoie tout ce petit monde au casse-pipe, plus précisément au sommet du G8 qui a lieu dans un Berlin brumeux et cafardeux au possible, où tout ce que la planète compte comme opposants à l'ordre économique mondial s'est donné rendez-vous ; face à eux, le plus impressionnant déploiement de forces répressives que l'on ait connu de mémoire de militant. De ce point de vue, le roman peut se lire comme une fable très actuelle sur la mouvance altermondialiste, aux multiples et contradictoires ramifications, et sur l'arsenal non moins varié de la répression policière mis en place pour la contrer. Pourtant, ce n'est là que le décor, l'arrière-plan social où se déroule l'action. Kuru est tout sauf un roman engagé. Gunzig aime prendre ses distances et se situer au-dessus de la mêlée. Celle-ci culmine le jour de la manifestation, qui donne lieu à un morceau de bravoure particulièrement enlevé. L'auteur y entraîne ses personnages dans une succession de rebondissements tragi-comiques qu'il nous conte avec sa verve habituelle et son sens inné du dialogue. Il (se) joue des codes narratifs, mêlant les évocations réalistes avec les éléments de pure fantaisie, renvoyant dos à dos les clichés militants sur la manipulation des consciences ou l'existence d'un conspiration mondiale, et les croyances ésotériques dans lesquelles l'individualisme bourgeois cherche son salut.

Kuru est aussi, on l'a vu, une savoureuse galerie de portraits : outre les précités, mentionnons Heinrich Müller, ancien de la police secrète ouest-allemande recyclé dans la lutte alternative, aujourd'hui vieillard tuberculeux qui soigne sa maladie dans un caisson sensoriel; sa compagne Mika, une jeune femme enrôlée par ses parents dans la secte des Illuminati, et qui porte enchâssé sous la peau un morceau de cristal; ou encore le docteur Heinz, «l'Einstein de l'éjaculation», et son assistante la suave Rosa. Thomas Gunzig ne se prive pas de grossir le trait, sans pour faire de ses héros de vulgaires pantins. Au-delà de leurs ridicules, ils arrivent à nous toucher par leur humanité, leur fraîcheur, comme le font ceux de Boris Vian, à qui, en plus caustique, ce roman nous fait penser plus d'une fois. Le malin plaisir de l'auteur – et par conséquent le nôtre – consistant à réunir des êtres que tout ou presque oppose, à faire se rencontrer, ou plutôt se téléscoper la petite histoire et la grande. Et à donner joyeusement un coup de pied dans le seau où macère ce qu'il nomme, d'une jolie formule, «les chaussettes sales de la démocratie».