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Critiques de livres

Jacqueline Harpman
Ce que Dominique n'a pas su
Paris
Grasset
2008
359 p.

Les héros de roman ne meurent jamais
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 150

C'est par cette phrase que commence Ce que Dominique n'a pas su, le dernier roman de Jacqueline Harpman. Ici, ce héros auquel elle semble accorder le privilège de vivre toujours, et accessoirement de pouvoir s'exprimer bien au-delà de son temps romanesque initial, est une héroïne. Elle le devient en tout cas aujourd'hui, cette Julie d'Orsel, par la grâce de l'écrivaine qui l'a redécouverte dans le fond de la scène où elle figurait de temps à autre : personnage secondaire dont Eugène Fromentin s'était si peu soucié dans son roman qu'il l'avait laissé dans l'ombre de sa soeur Madeleine, qui, on le sait, fut l'objet de la passion à jamais retenue de Dominique. Restaurer avec tout l'éclat possible une vie à peine évoquée en son état primitif est un exercice auquel Harpman s'entend à merveille pour s'y être déjà attachée. Il peut s'agir d'un personnage comme Henri Chaumont, ce quasi-figurant de La plage d'Ostende (1991), qui devient protagoniste dans une version parallèle Du côté d'Ostende (2006) ou d'une Catherine, narratrice de L'apparition des esprits (1960), dont le destin s'accomplira totalement, quarante années plus tard, dans Le véritable amour (2000). Parfois elle s'attaque à plus forte partie, l'histoire avec une majuscule ou le mythe qui n'en a pas moins, c'est-à-dire au bien commun, en quelque sorte. C'est ainsi qu'elle invente une parenthèse tout imaginaire dans le temps avec La dormition des amants (2002) ou qu'elle détourne à sa manière une tradition éprouvée en jetant sur la scène, comme un pavé dans une mare déjà bien perverse, (S)es OEdipe (2006). Soit de pseudo-héros historiques dotés de toute l'épaisseur voulue ou des héros mythiques, universellement connus et célébrés, dont elle s'approprie et réoriente le parcours, définitivement. Elle aime donner sa version, réinterpréter le tout-venant ou, comme ici, prolonger un texte, en l'occurrence Dominique, qui ne semble pas à ses yeux avoir épuisé ses ressources. À l'aise dans la reconstitution historique ou sociale, elle ne manque pas de pourvoir aussi aux décors et à l'intendance. Il brûlera un beau feu dans chacune des cheminées de ces demeures aristocratiques, dont les salons seront toujours pleins de fleurs et les guéridons chargés à propos d'une collation et de rafraîchissements, tandis que les domestiques seront, selon les circonstances, discrets ou protecteurs.

Prolonger l'existence de l'éphémère comme de l'achevé est toujours un acte d'autorité. Il s'agit bien, pour son auteur, d'accorder ainsi un surcroît d'existence, mais aussi de se substituer à un créateur défaillant. Le personnage harpmanien qui en résulte sera doté d'une crédibilité toute neuve, il est censé l'emporter sur son modèle d'origine notamment par ses qualités : la clairvoyance, le savoir et la liberté, entre autres. Paradoxalement, Harpman qui dirige fermement ce personnage qu'elle refaçonne totalement lui accorde par là même une autonomie sans pareille. Dans le présent roman, qu'elle aurait voulu intituler Julie d'Orsel, en toute simplicité, titre qui eût peut-être mieux reflété le propos de l'entreprise, le lecteur retrouvera le type féminin favori de la romancière. Une fille, en colère, indocile, rebelle envers tout ou à peu près : son éducation, sa condition, son rôle, son époque. Pas bonne, comme elle se définit elle-même, pouvant aller jusqu'à la malveillance, elle s'emporte aussi bien contre soi que contre les autres, la société, son siècle. L'objet de son amour, Dominique, qui en aime une autre, n'échappe pas à son jugement, non parce qu'il l'ignore mais parce qu'il est vraiment trop niais et n'est capable que de répandre le malheur autour de lui. Julie a évidemment toutes les particularités de certaine espèce féminine selon Harpman.

Armée pour distinguer ce qui se passe « en haut » de ce qui se passe « en bas », elle est tout de même obsédée par ce qu'elle n'appelle pas crûment le sexe, soit diabolisé soit idéalisé, soit encore apprivoisé s'il s'agit d'inceste ou l'équivalent.

Elle est d'une beauté rare quoique ombrageuse, d'une lucidité exceptionnelle, dotée de toutes les curiosités, aptitudes, maîtrises de soi et des choses, qui l'enjoignent de toujours enfreindre les règles et lui permettent de comprendre le monde sinon de le diriger. Bien qu'elle y parvienne souvent, sauf sur le plan des passions, car il faut bien matière à roman.

Si Jacqueline Harpman aime manifestement ses créatures, les siennes ou celles qu'elle s'est appropriées, celles-ci le lui rendent bien car elles deviennent des porte-parole de choix. Plus qu'un autre peut-être, ce roman-ci illustre une manière de pédagogie propre à l'auteure.

Elle aime communiquer, le fait avec passion, au point d'enseigner, avec références aux prérequis ou futuribles, scientifiques et culturels, avec démonstration, argumentaire, exemples, péroraison et enfin vérification. Mais le lecteur aura compris.