Vivre par le biais du regard
Oblique a été le commun dénominateur à deux entreprises menées par Henri Ronse : une revue — Obliques — qu'il a fondée avec Roger Borderie en 1972, et le Théâtre Oblique qu'il a dirigé à Paris jusqu'en 1980, avant de créer le NTB à Bruxelles. Le livre que René Zahnd consacre à ce parcours est conçu sur le modèle de la revue, à partir d'une série de cinq entretiens avec Henri Ronse, augmentés des témoignages de Jacques De Decker, Marc Fumaroli, Jean-Yves Lartichaux, André Pieyre de Mandiargues et Paul Willems. Et c'est Paul Willems qui, dans cette monographie, a des paroles très ajustées au regard de Henri Ronse, « des yeux inquiets derrière des lunettes d'eau », écrit-il. Avec La vie oblique, nous ne sommes pas loin du portrait d'un enfant prodigue, d'un surdoué qui s'est vu offrir les colonnes de la NRF à l'âge de dix-neuf ans et les honneurs de la Comédie-Française dix ans plus tard, de même que les fastes de l'opéra à la fin de l'ère de Rolf Liebermann. Du reste, Ronse reconnaît avoir « fait les gestes qu'il faut ! » tout en étant « protégé, escorté ». Mais, avant tout, nous avons affaire à un homme pénétré de lectures. Ce n'est pas fortuitement que, d'entrée de jeu, il se réfère d'abord à Valéry Larbaud, l'auteur de Ce vice impuni, la lecture. Ronse le cite parce qu'il se sent une communauté d'esprit avec lui dans le rapport affectif que l'on peut entretenir avec les villes que l'on traverse, celles où l'on vit — ici : Ostende, Anvers, Paris, Bruxelles. L'on pourrait établir d'autres parallèles : là où Larbaud a su prendre la mesure de l'ennui, Ronse y voit le commencement du malheur ; là où on a dit de Larbaud qu'il incarnait « l'enfant déchu », Ronse se soupçonne lui-même de vouer « un culte à l'immaturité ». Aussi bien, lorsque Ronse revoit en pensée Marcel Lecomte — son initiateur — c'est sous les traits d'un « gros enfant pervers » que lui réapparaît le maître. Mais qui sait si ce n'est pas à Lecomte que Ronse doit une part de son attrait pour August Strindberg, de même que la découverte d'un texte majeur de Hugo von Hofmannstahl, la Lettre de Lord Chandos. Hofmannstahl y décrit une crise qui affecte le mouvement créateur, celle qui peut mener au renoncement total à écrire quoi que ce soit à partir du moment où l'écrivain s'aperçoit que des éléments de la réalité sensible acquièrent un pouvoir d'émotion qui passe les possibilités du langage. Or, il y a une évidente identité de vues entre Lecomte et Ronse quant à la vie autonome de certains objets qui, comme on le sait, peuvent devenir objets d'envoûtement. Ronse est donc à ce point pénétré de lectures que lorsqu'il travaille le texte d'un auteur qu'il goûte particulièrement, il se sent envahi par l'incoercible nécessité — l'envie ? — d'en relire toute l'œuvre, ce qui peut hypothéquer la mise en scène en cours. Ronse a cependant des paroles presque définitives sur les origines du théâtre qu'il relie directement à l'hystérie : « Le théâtre a son origine dans les rites de possession : je trace un cercle sur le sol, j'entre en possession, j'offre cette possession en spectacle et tu me regardes. »
Quant au lecteur, il regarde vivre l'homme de théâtre tel qu'il se définit dans des listes reproduites en marge des entretiens, du témoignage des amis. Ronse y dresse l'inventaire de ce qu'il aime, de ce qui continue de le marquer, un peu à la manière de Barthes et de Borges. Il y a, dans cette collection de souvenirs, bien des moments à propos desquels on aimerait en savoir plus, tant notre appétit de voyeur s'y trouve aiguisé, notamment quant est évoquée : « La mort de [Bernard] Groethuysen racontée par Paulhan ». On reconnaîtra aussi Henri Ronse dans l'usage de certains mots-fétiches tels que « magnifique ». Il a beau se dire ingénu, nous le croyons terriblement malin au fil d'une vie oblique qui a souvent consisté à « vivre en embuscade », à noter certaines mœurs littéraires telles que : « le journaliste qui rendra compte du nouveau livre de l'artiste belge est précisément cet auteur belge de talent dont l'artiste a salué le dernier livre dans le journal. »
Philippe Dewolf
René ZAHND (dir.), Henri Ronse — La vie oblique, Lausanne, L'Age d'Homme, Dossiers H, 1996, 247 p.