Conjugaisons, passées, présentes
Si Françoise Danthine n'est pas une inconnue au bataillon des lettres belges (elle fait partie de l'a.s.b.l. Littérateur et a participé à la réalisation du recueil Fureur d'enseigner), Je est sa première tentative romanesque. Un titre si simple — et si énigmatique à la fois — ne laisse pas d'intriguer. Pour autant, il ne s'agit nullement d'une œuvre de pure introspection. Le roman s'articule en trois parties (« je », « tu », « il ») et deux époques qui se répondent sans cesse, le passé, (et plus particulièrement le temps de l'enfance) et le moment présent de la vieillesse qui se souvient et revit puisque « la mort est un retour au berceau de l'enfance ». C'est dans cette vision du temps, somme toute assez banale, que la quête de la narratrice prend toute sa mesure. Trois rencontres ont jalonné sa vie : Aimée, Fet Nat et Fa, deux femmes, un homme. Chacun de ses personnages est une pierre angulaire sur laquelle le « je » s'est édifié et avec lequel il tente de renouer le dialogue plusieurs dizaines d'années après. Aimée, qui lui a dévoilé la figure aimante du père et la sensualité naissante de l'enfance. Fet Nat, « première femme-enfant à avoir gravé ses empreintes colorées sur la mémoire vive de [sa] chair » et dont l'amitié débouche sur la reconnaissance des différences, la complémentarité des êtres. Fa enfin, le musicien toujours en partance, qui lui apprend la fugacité de l'amour, la jalousie et le manque. A la recherche d'une paix intérieure, le « je » se construit, se dissout, se reconstruit à nouveau, toujours en mouvement jusqu'à ce qu'ayant épuisé ses réserves, il accepte sa solitude existentielle où « peu suffit. Un bistrot, un sucre. Rien. Vouloir est une chose simple. »
Certes, ce premier roman est ambitieux dans son propos, d'une structure complexe et savamment travaillée. Pourtant, il s'en dégage finalement une atmosphère qui évite — quoique de peu — la pesanteur. La sensualité, très présente, joue sur plusieurs registres, de l'innocence à la gourmandise (dans tous les sens du terme), en passant par les différentes nuances du plaisir, les « soubresauts fantaisistes de l'envie ». L'écriture, quant à elle, toujours soutenue, se plie à ces caprices. Depuis l'émotion contenue dans la lettre d'un père jusqu'à la truculence du parler créole, avec, toujours et en contrepoint, le rythme d'un long monologue intérieur qui se résout en un dialogue, conjugaison finale entre le « Moi » enfin nommé, et un « Rien » qui serait son double en solitude. Mais à trop vouloir embrasser, avec trop de nuances, les mots ont tendance à se déliter et le naturel à se perdre dans les méandres du poétique de mise dans ce genre.
Hormis cette réserve, le roman que Françoise Danthine nous livre ici a des qualités réelles qui augurent bien d'une œuvre future. C'est ce qu'on lui souhaite.
Dominique Crahay
Collectif, Fureur d’enseigner Les Eperonniers, 1995, 260 p.
Françoise DANTHINE, Je, Les Eperonniers, 1996, 120 p.