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Critiques de livres


Henri BAUCHAU
Journal d'Antigone (1989-1997)
Actes Sud
1999
524 p.

Henri Bauchau sur la route (de l'écriture)

En 1992 paraissait Jour après jour, le journal qu'a tenu Henri Bauchau de 1983 à 1989 et qui accompagnait l'écriture & Œdipe sur la route. On y décou­vrait des promenades dans les jardins de Paris, des poèmes, des notations de rêves, des bouts du roman qui ne seront pas repris dans le projet final, les tours et détours qu'a pris le chemin d'Œdipe avant de se révéler, de devenir l'œuvre importante qu'elle est. Henri Bauchau y réfléchissait sur sa pra­tique (tardive) d'écrivain visionnaire. On était touché par l'admirable complicité qui l'unissait à L., son épouse, qui a aidé à l'écriture et à la relecture du livre. Qui a aidé si bien qu'Henri Bauchau disait parfois « notre livre » en parlant & Œdipe sur la route.

Cette connivence créative et littéraire, on la retrouve au début du Journal d'Antigone (1989-1997) quand le diariste relate la mise en forme de Jour après jour. Elle se fera moindre lorsque la maladie de L. la privera petit à petit de ses capacités de réflexion et de mémoire. Elle ne disparaîtra jamais tota­lement. Si L. n'apporte plus une aide maté­rielle, si elle n'est plus la première lectrice, sa présence, sa maladie même sont béné­fiques à l'œuvre en cours. « Antigone a été influencée par la maladie de ma femme, qui a accompagné son écriture. Le caractère iné­luctable de son destin a été tracé par So­phocle, mais il reflète l'incapacité où nous en sommes encore de lutter contre la mala­die d'Alzheimer. L'effacement de la per­sonne d'Antigone devant l'Antigone d'Io, celle du mythe, du théâtre de la transmis­sion, correspond à l'action de la maladie qui efface mémoire et parole. A ce moment on découvre que la vie, dépouillée des précieux attributs de la personnalité, demeure le vrai trésor et que sa lumière, voilée par les nuages du temps et de l'épreuve, nous éclaire toujours. » Le lecteur comprend, s'il avait toujours refusé de l'entendre, com­ment l'amour doit faire deuil d'une partie de lui-même, pour ne pas mourir, pour re­naître autre.

En 1989, quand débute le tome qui corres­pond à l'écriture d'Antigone, Henri Bauchau met la touche finale à Œdipe sur la route, le publie, réfléchit sur l'indifférence (initiale) de l'accueil critique. Il aura cependant quelques bons papiers, des avis d'amis et de lecteurs qui le toucheront et éclaireront son travail. Puis il s'attelle à une nouvelle, à une pièce de théâtre avant qu'Antigone ne s'im­pose en évidence, avant qu'elle ne devienne l'autre grand personnage de son œuvre. De sa vie aussi. L'écriture du roman prendra des années : entre la montée en lui du sujet, son avancée page après page, ses différentes ver­sions. Ou : entre l'élaboration de la matière romanesque (l'« Antigone-matière », comme il la nomme) et le point final. Parfois l'écri­ture des poèmes reprend le dessus, met à distance le roman qui s'élabore ; celle du journal reste (presque) toujours régulière. Bien plus qu'un lieu de témoignage, il est un lieu de vie, de pensée(s) où l'écriture d'Antigone peut fomenter, essayer, avancer. Où Henri Bauchau peut entendre ce qui se passe, lui qui est avant tout un écrivain à l'écoute de ses personnages, de leur monde intérieur. Parfois, le journal faillit à sa tâche : « Un regret : l'éloignement d'Anti­gone, depuis mon retour à Paris. Je me suis rapproché d'elle par le texte de ma pièce mais je n'ai plus pu continuer à l'écouter. C'est à cela pourtant que devrait d'abord servir le journal. » Cette écoute attentive se remarque bien entendu par la place que l'écrivain accorde à la retranscription de ses rêves, rêves où apparaît sporadiquement la figure d'Antigone. Aucun doute possible : Antigone est autant travaillée par Henri Bauchau qu'il est travaillé par elle. Il la des­sine, elle l'éclairé de sa lumière. Elle illu­mine sa vieillesse, sa vie, elle atteint les en­droits sombres de lui-même, ces endroits l'écriture se confond avec elle : « Le vitrail travaille la lumière, l'écriture l'obscurité in­térieure. »

Une des choses les plus fortes de ce journal — comme de la plupart de l'œuvre d'Henri Bauchau — est qu'il impose son rythme lent, méditatif. Qu'il apprend à regarder, à s'attarder. Au bord de l'eau, sur une barque ou face à un arbre. A accorder de la place à ce qui pourrait paraître bien peu de chose, un bouquet de fleurs ou un prunus blanc. Ainsi une journée qui semble avoir été vécue pour rien peut être réévaluée parce qu'un rêve a eu lieu, nous a modifiés légère­ment. Et c'est là probablement le plus beau cadeau de ce journal, de nous aider à croire que le monde, que notre vie peuvent être réenchantés. Et d'aider à ce que cela arrive.

Michel Zumkir

1. On a déjà pu lire une version légèrement diffé­rente des pages concernant l'été 90 dans le recueil cosigné avec Werner Lambersy, Etés, paru aux éditions Labor.