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Critiques de livres

Benoît Labaye
Mer calme, vent d'ouest
Avin
Éd. Luce Wilquin
2006
253 p.

Météorologie des sentiments
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 145

Mer calme, vent d'ouest est le troisième – et hélas dernier – roman de Benoît Labaye, venu tardivement à l'écriture, au soir d'une vie où il aura exercé son talent dans de nombreux domaines, malgré la lente progression d'une maladie qui a fini par avoir raison de lui au mois d'avril dernier. Et ce n'est évidemment pas sans une émotion particulière qu'on aborde ce livre, dont plus d'un passage peut se lire comme une manière pudique pour l'auteur de prendre congé de nous par fiction interposée.

Au moment où débute le roman, William Horn, fondateur aux États-Unis d'une école d'acteurs de renommée internationale, s'apprête à diriger un atelier à l'INSAS. Sa femme l'a quitté et il vient de renoncer à son poste. Peut-être ces deux évènements expliquent-ils qu'il ait accepté, contre toute attente, l'invitation à se rendre dans un pays où il n'a plus mis les pieds depuis des dizaines d'années. Il y est accueilli par Cheyenne, une étudiante fascinée par le prestige de Horn, lequel de son côté n'est pas indifférent au charme de la jeune femme. Mais à peine a-t-il débarqué qu'il disparaît sans autre explication. On le retrouve, sous le nom d'Edward Logan, à Ostende, une ville qui le rebute et dont seul l'attire le port, où il croit reconnaître une figure familière en la per-sonne d'un documentariste occupé à filmer la vie d'un pêcheur. Il y croise aussi les pas d'un vieil homme qui cherche à entrer en contact avec lui…

Flash-back. Nous sommes en 1958, époque de l'exposition de Bruxelles. Georges Burton, un policier liégeois, est chargé d'enquêter sur la disparition de Jean-Baptiste Van Hamme, qui a quitté la maison familiale sans raison apparente. Burton n'arrive pas à retrouver sa trace, mais au cours de ses investigations, il fait la connaissance de Louise, la sœur de Jean-Baptiste, enceinte de deux mois au moment de la disparition, et qu'il épousera peu de temps après. Leur histoire, nous en prenons connaissance par une longue lettre que, quarante-cinq ans plus tard, Georges adresse à Louise. Nous apprenons aussi que le policier et le vieil homme rencontré sur la digue ne font qu'un. William Horn, alias Edward Logan, ne serait-il autre que Jean-Baptiste, le disparu dont il n'a cessé de suivre la piste jusqu'à aujourd'hui? C'est ce que le lecteur découvrira au fil d'une intrigue complexe, conçue à la manière d'un puzzle dont les pièces s'assemblent peu à peu au fil des chapitres.

En parcourant la biographie de Benoît Labaye, on y découvre qu'il a, entre autres activités, été formateur de comédiens pour le cinéma. Un cinéma omniprésent dans ce livre, non seulement à travers ses protagonistes, mais aussi et surtout par sa construction, qui emprunte à bien des égards aux techniques de l'écriture cinématographique. Va-et-vient constants entre le présent et le passé, chassés-croisés des personnages entre Bruxelles, Liège et Ostende, multiplication des points de vue et des modes narratifs (lettres, journal intime, conversations téléphoniques, récit tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, et jusqu'à un chapitre dont l'action est découpée en scènes à la manière d'un scénario).

Le livre ne se limite cependant pas à la mise en œuvre habile d'un procédé. Il est également une longue méditation sur la difficulté d'être, sur les années qui passent, les espoirs envolés et les rendez-vous manqués : «Je mourrai sans savoir. Sans rien savoir, et je suis obligé de me dire que cela n'a aucune importance. Que cela ne changera rien pour personne. Pas même pour moi qui ne me suis jamais nourri que d'illusions, de mirages et de bien fragiles demi-certitudes.»

Mer calme, vent d'ouest : sous ce titre apaisé se cache en fait un roman tourmenté, une météorologie des sentiments qui dit ce qu'il y a en l'homme de frustrations, de déceptions, de vains combats. Il parle de la perte du désir, du délitement de l'être intime, des blessures de l'âge, de la déchéance physique. Et s'il y est question d'apaisement, ce n'est que vers la fin du récit, lorsque William Horn redécouvre auprès de la jeune Cheyenne un plaisir charnel auquel il ne croyait plus; ou lorsqu'à la toute dernière page, dans une scène poignante, Louise voit s'éloigner sur un quai de gare le frère qui lui a donné rendez-vous et qui, sitôt arrivé, reprend le train en sens inverse. Sans qu'ils se soient parlé, mais non sans qu'elle ait eu le temps d'un ultime geste de la main, scellant ainsi par delà quatre décennies d'absence leurs brèves retrouvailles…

Benoît Labaye n'aura pas eu le plaisir de voir publié le dernier livre qu'il a écrit. Nous n'aurons pas, quant à nous, le plaisir de lire ceux qu'il aurait encore pu écrire.