De l'or du silence
Ecrire un premier roman est toujours une aventure en soi. Vouloir y glisser d'emblée ce que l'on vit parfois de plus intense, c'est prendre le risque de s'y mettre tout entier, de glisser vers le témoignage, voire l'exhibition, et, surtout, de s'éloigner de l'exercice à portée littéraire. Benoît Labaye, que la maladie a depuis des années contraint à l'immobilité, s'est joué de ces écueils et nous donne la preuve, si besoin en était encore, que le défi peut être relevé. Et il le fait avec un incontestable talent.
La phrase qui donne son titre au livre (« Vous ne dites rien ») ouvre aussi le récit et elle est prononcée par Eve, une infirmière qui est au chevet d'un malade dans un grand centre hospitalier. Elle qui voit ordinairement défiler les patients avec ce mélange savant de présence et de distance qu'imposé la profession s'est assise à la faveur du calme du service nocturne auprès de cet homme qui est entre la vie et la mort depuis trois jours et trois nuits. Elle s'est surprise à l'interpeller à voix basse, à l'appeler sans relâche et, surtout, à espérer qu'il réponde. De lui, elle sait que deux jeunes gens l'ont trouvé dans le froid glacial des Fagnes sur sa chaise roulante, le regard fixe alors que son corps s'engourdissait doucement. Réchauffé et hospitalisé, il n'a depuis soufflé mot et son identité demeure inconnue. Le trouble de la jeune femme est immense. Il prend possession d'elle, de sa vie professionnelle et privée sans qu'elle sache trop pourquoi, tendue qu'elle est vers ce patient qui attend la mort et qui ne livre pas son secret. C'est pourtant ce même homme qui, avec son aide, fera le nécessaire avant de s'éteindre pour s'ouvrir sans transférer sa douleur.
L'exercice est brillant. La fascination qu'exerce l'inconnu de part en part du livre fait évidemment la tension, le ressort du récit. Mais ici point d'apitoiement, de voyeurisme et encore moins de paroles inutiles. Juste une rencontre inattendue et intense empreinte d'une pudeur immense qui inverse subtilement le jeu en ne plaçant pas la fragilité là où elle est attendue. Ce faisant, l'auteur donne un éclairage peu fréquent sur la force et les ressources humaines qu'exigent les métiers de la santé bien plus qu'il ne s'appesantit sur les renoncements liés à une situation de dépendance physique liée à la maladie ou au handicap. De plus, à notre époque où l'on vante sans modération les mérites de la parole, le silence librement choisi par l'inconnu, qui s'impose aussi au lecteur, nous apparaît à bien y penser comme une forme de sagesse, de grandeur aux tonalités orientales qui force le respect. Reste l'écriture, qui est incontestablement à la mesure du récit : sobre et dense, elle puise avec justesse dans le registre de l'intime et de la sensualité pour servir la profondeur de ce conte moderne qui interroge le sens de la vie et de la mort et, surtout, de la liberté. On l'aura compris, si ce premier roman est un coup d'essai, il fait mouche et témoigne d'un savoir-faire subtil dont on est porté à attendre le meilleur.
Thierry Détienne