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Critiques de livres


Carl NORAC
La candeur
Paris
Editions de La Différence
1996
84 p.

Politesse de la révolte

Le cercle vicieux de la poésie est con­nu : le poète n'écrit pas pour le pro­meneur ou la flâneuse, encore moins pour ceux que le temps fait courir ou haleter ; il trace lentement quelques signes et les confie à des confrères qui, en retour, lui enverront leur dernier et provisoire chef d'œuvre. Souvent il déplore l'incompréhen­sion générale, mais aussitôt s'en gausse ou s'en flatte. « Il voit, comme l'écrivait Eugenio Montale, dans l'insuccès son plus grand triomphe. » Avec La candeur, le dernier re­cueil de Carl Norac, c'est un caractère d'une autre trempe qui se dévoile au lecteur et lui lance ses meilleurs traits : un alliage subtil de pudeur et d'outrance, de tendresse et de révolte, où se reconnaît un contemporain habité d'expériences vitales et de grands textes vénérés, pétri surtout de contradic­tions qu'il étale à seule fin de les railler ou d'en amenuiser le poids. Car la candeur n'est, au pire, qu'une naïveté feinte, et le candide n'est pas un nigaud mais un être sensible, capable toutefois de mettre le monde à distance en maniant l'ironie ou, au besoin, la violence la plus percutante. La candeur est aussi une franchise, un souci de ne rien celer de ses frayeurs ou de ses désirs, et de les transcrire sans fard, avec l'élégance du mot juste :

Me suis-je trompé d'innocence ? Celle-ci pa­raît tombée en disgrâce, en farine. Faut-il trancher plus loin où le vice affleure, où le désir poudroie en égrenant le sang ? Je montre un sexe neuf au ventre des étoiles (...)

S'il nous est si proche aujourd'hui, sans doute est-ce parce que l'auteur garde en mémoire des savoirs premiers, nés de sensations capturées qu'il apprivoise ensuite dans le   phrasé   ostensiblement   classique   des poèmes. De fait, il se souvient qu'il a un corps,  appuyé lourdement au sol et s'y mouvant  sans  adresse.   Il  se  cogne  aux arbres, aux objets, se couche parfois contre le flanc d'une femme. L'angoisse de l'être et celle de la mort ne lui sont certes pas inconnues, mais elles n'échappent ni à la matière ni à la dérision. Ainsi « la peur de Dieu... heureusement s'étiole » et l'on peut « sortir de l'âme les pieds devant ». De même, si elle se parle et s'analyse avec orgueil et conscience de ses moyens, la poésie peut également rire d'elle-même, s'offrir dans le miroir une gri­mace rapide — légère, bien sûr, car l'autodénigrement peut aussi devenir système, chemin rebattu : « appelons un chat un chat, sans oublier de le nourrir d'autre chose que de nos poèmes ». Comme, dans La candeur, rien ne pèse, rien n'est exagéré hormis l'imperti­nence voulue, les mots d'esprit ne foison­nent pas, et l'humour se veut discret. Maî­trisant comme peu d'auteurs l'art du poème en prose, Carl Norac fait encore mine de casser ses jouets et, pour un temps très bref, de jeter au fossé son bel outil. Au cœur du livre, en effet, il s'adonne à l'exercice du tombeau et, par deux fois, recourt à une forme en concordance avec le personnage salué. Pour le «  Tombeau d'Haziz » des strophes en vers libres sont entrecoupées d'un refrain pour conférer à l'ensemble le tour lyrique d'une prière païenne, chaleu­reuse et sensuelle. Le vin, « le raisin fort » sont de la fête, avec le « ventre des femmes » et l'envie de chanter. Par ailleurs, l'alexan­drin, la rime ou l'assonance sont de mise pour un « Tombeau de Jean Genêt » vibrant du risque d'une parole coup de poing, seul hommage   acceptable   pour   l'auteur   de Chant secret : un enculé de plus s'envoie le firmament, aux étoiles collé tel au cœur de l'amant, il nous montre du doigt et crache sa semence aux nuages qui ont des cous d'adolescence.

De vers en vers, la scansion nous emporte sans la moindre peine pour mieux' cogner les conformismes contre la virulence des mots crus. C'est finalement la grâce d'une œuvre formellement impeccable, polie — en tous sens —, et néanmoins subversive.

Laurent Robert