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Critiques de livres


Paul DE TROY
La carcasse de Rembrandt
Editions Aristocrat Beef (32, rue Prosper Préser, 1082 Bruxelles)
1996
210 p.

De la mort ou comment dégueuler

La poésie en autoédition est souvent l'objet de mépris. Les recueils qui ne pouvaient être publiés à compte d'éditeur n'étaient, de fait, pas publiables : mieux valait ne pas insister, mieux valait ne pas courir le risque d'une condescendante attention. S'éditer soi-même comporte, effectivement, un danger majeur : devenu son seul juge, l'auteur ne sait toujours où placer son exigence, il laisse libre cours à sa fécondité bavarde, à son besoin d'épanchement ou de démonstration. Ainsi, les der­niers ouvrages du poète futuriste Georges Linze avaient-ils perdu la force et la fraîcheur des débuts.

Pour certains, toutefois, assumer son édition revient à lancer un cri inadmissible pour toute institution, irrécupérable par aucune chapelle. C'est le moyen unique de cracher ou vomir sa bile, de gueuler au moins une fois, debout, avant de se taire. Après Le tri-fluorure de Bore, Paul De Troy a publié La carcasse de Rembrandt. Le contexte d'écriture en est la mort de sa fille Ariane. La mort, comme l'amour, est un sujet parfaitement obscène, puisque tout en a été dit, puisque tout en est dit à l'avance et que l'écrivain ne trouvera jamais aucune forme qui traduise exactement son émotion : le poncif guette, qui détourne la douleur en fadaise. Contre la grandiloquence, contre les déplorations fadasses, contre la sentimentalité larmoyante qui ne console pas, Paul De Troy tranche dans la viande, décrit en mots secs et précis la vache qu'on abat, découpe ou dissèque : « Les deux troncs brachiaux prennent nais­sance! directement sur l'aorte / La sensation d'onctuosité perçue par le doigt qui/explore tient encore au suc qui s'écoule des fibres/... /Le milieu de poitrine est avantageux car bien musclé/Fil d'Ariane/Trou de BotallSatyricon. » Admirateur de Francis Bacon ou du « Bœuf écorché » de Rembrandt, il revendique la poésie du trivial, du prétendument grossier. Il assène avec violence — et humour — que toutes les « substances interdites dans les boules puantes » sont autorisé(e)s en poésie. Par le mélange des registres et l'accumula­tion jubilatoire de termes techniques, phar­maceutiques ou administratifs, les textes ac­quièrent une vigueur lyrique, un ton percutant d'enragé que rien n'apaise. A la fin du livre sont transcrites quelques paroles d'agonisant ou d'enfant qui souffre, les der­nières illusions avant le grand vide. Puis vient une sombre litanie, neuf prières ressas­sant les formules figées des annonces nécro­logiques, en français et en néerlandais, avec adresses à Dieu et variantes multiples, jusqu'au tournis, jusqu'à la nausée. Les cli­chés y confrontent leur vacuité ; l'hypocrisie du monde est près de vaciller. C'est poi­gnant, déconcertant comme un coup de poing dans la figure.

Avec N'habite plus à l'adresse indiquée d'An­tonio Moyano, plaquette également autoéditée, se révèle une tonalité moins âpre, moins vindicative. L'auteur nous convie à une singulière balade dans quelques rues de Bruxelles associées à des recoins de mé­moire, aux fragments élus d'une vie presque ordinaire. Il décrit le quotidien d'une fa­mille immigrée, la promiscuité, les bri­mades, les saynètes futiles de l'enfance qu'on se rappelle inexorablement, sans trop savoir pourquoi. Il se veut léger, presque désinvolte, et plante sur la page une prose volontairement boitillante où affleure l'oralité : « Et au second c'est merde ou parfum, vapeur d'inhalation eucalyptus ou pin ou le seau d'urine plein de relents de médicaments, c'est l'homme qu'on ne voit jamais et qui tous­sant crachant s'en va lentement (...) Après on déménage, on descend d'un étage, là où était le mourant ce sera ma chambre. » Les portes des appartements pauvres s'ouvrent à nous, sans pleurnichements ni gémissements mi­sérabilistes, mais avec ironie et tendresse. Le badaud, le passant rêveur repart ensuite sur les avenues en quête d'une image ou d'un corps, d'un amour toujours déjà manqué : « ...laisse-moi, une seule fois, te lécher la queue et les couilles jusqu'à l'éclat du sperme. Etrange nourriture que celle qu'on mange dans les rêves, cent fois mâchée et recrachée comme des prières, et tu dis non, tu refuses... » Sans doute les poèmes de Moyano ne sont-ils ni polis ni policés, et on leur chercherait vainement une morale. Ils sont beaux juste­ment pour leur déhanchement serein, pour la maladresse assumée de la parole qui s'y déploie librement.

Laurent Robert

Antonio MOYANO, N'habite plus à l'adresse indiquée, Moyano (35, boulevard Jamar, 1060 Bruxelles), 1997