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Critiques de livres


Dominique ROLIN
L'accoudoir
Gallimard
Paris
1996
144 p.

Dominique Rolin la guetteuse du temps

Le 22 mai 1913, Dominique Rolin naissait à Bruxelles. Dire à propos de cette jeune dame de quatre-vingt-trois ans — qui a derrière elle plus de trente romans — que les mots seraient son jardin d'agrément n'a rien d'original, d'autant qu'elle-même a donné ce titre à un précé­dent ouvrage (Gallimard, 1994). Mais les mots et Dominique Rolin s'observant côté cour, côté jardin d'agrément, nous permet­tent d'établir un lien avec ce nouveau livre, L'accoudoir, qu'elle a une fois encore choisi de nommer roman. Sa liberté n'est-elle pas d'y écrire contre et avec le Temps, ce « géant mou irresponsable » ? En préambule, l'écri­vain consulte le voyant extralucide du mot exact. Mais Littré n'a rien de bien sensation­nel à lui révéler concernant l'accoudoir. Il lui faudra chercher par elle-même, d'ins­tinct, en se fiant à « la chaleur ouverte des trois syllabes ». Peut-être aurait-elle trouvé dans le Robert cette phrase de Flaubert, qui correspond exactement à la position de la narratrice : « Elle se mettait à la fenêtre, et elle restait accoudée sur le bord. » Car de son cinquième étage parisien, Domi­nique Rolin se place en sentinelle de l'espace et du temps. Elle devient « guetteuse profes­sionnelle « de l'écriture, en attente des grands et petits spectacles de la rue. Mais aussi et surtout, en attente d'elle-même, la narratrice converse avec son fantôme, comme déjà dans « Le jardin d'agrément ». Un train de souvenirs, et des conversations qui démarrent sur peu de choses, parfois, mais réveillent chez les deux Dominique un vif sentiment de résistance : l'une, le bras perché sur l'accoudoir, l'énonce aux premiers mots du livre : « J'aime vivre. J'aime le temps qui passe. » Elle observe un jeune homme dans l'immeuble d'en face. Part à la rencontre des deux boulevards ombreux d'à côté, « mon bien personnel ». Epluche du regard la rentrée des enfants à la maternelle et du coup s'évertue à discerner le sens caché du mot et de son statut. Se surprend à cares­ser la silhouette de Jim, indispensable com­pagnon de vie, rangeant ses objets d'écri­ture. Se laisse entraîner dans « un cyclone d'amour fou » à l'égard de l'humanité — en remarquant avec une lucidité que nous n'avons guère, ou pas souvent, qu'il était peut-être temps.

L'autre Dominique, son « inadmissible com­pagne nocturne », n'est pas moins ferme dans ses demandes réitérées de rejoindre les indes­tructibles morts. Elle appelle à sa rescousse Esther et Jean, ses parents, pour la ramener à Boitsfort. Elle décroche Martin, le sculpteur dont elle fut l'épouse. Elle sollicite cousins et cousines, amis et compagnes, enfants à peine sortis des couches. Tous disparus. Ou à dispa­raître, comme Brenda F., autre fantôme des années d'adolescence. Un baiser, des mains gercées par le froid l'avaient émue, il y a long­temps, dans les années d'avant-guerre. A pré­sent, une vieille peau recyclée dans la voyance extralucide — autres mots, autres temps —, raide sur ses jambes en baleines de parapluie, la voix abominable, chevrotante quand elle l'appelle Domi comme autrefois, la harcèle, lui demande de l'accompagner. Imaginaire, Brenda ? Comme tous ceux qui, avant elle, ont rejoint « le banquet des faux morts », elle se fait suppliante, inquisitoriale, bouffonne. Et sans doute frémit de dépit autant que de rage lorsque Dominique, après une ou plusieurs nuits de cauchemars et d'angoisses, « découvre avec extase la clé de (sa) contre-performance : j'ai su couvrir l'espace de presque un siècle sans tenir compte de la réalité. » C'est sans doute ce promontoire idéal qu'est l'accoudoir qui permet à la romancière de défier ainsi le passé, d'engloutir de grandes lampées de bonheur au présent, et de rica­ner sur son imagination macabre pour anti­ciper, une fois encore, sur le Temps. Et même la pensée d'un anéantissement brutal et volontaire, sur la chaussée, entre deux feux rouges et par camion interposé, ne par­vient pas à enrayer sa sérénité. Au contraire, cette fugace et morbide interruption du bonheur Dieu que la liberté est bonne ! J'ai signé un traité d'agrément potentiel avec mon moi ») aiguise l'acuité de l'observatrice, relance la fluidité d'écriture chez l'écrivain. « Merci, cerveau ! Sa tâche sera plus lourde qu'on ne croit. Je l'aiderai dans la mesure de mes moyens. Interpréter ça comme une sorte de devoir civique apitoyé. Donc j'écris. » Livre radieux, qui trouve sa source nerveuse, ondoyante, dans une écriture perpétuée — quand devant la mort tant d'autres se sont usé à perpétuer l'espèce —, cet Accoudoir est l'un des moments de bonheur que Domi­nique Rolin nous invite à partager avec elle. Heureux anniversaire, Madame.

Alain Delaunois